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Stambul / Sultanamet

dimanche 17 Juin 2018, par Anne Savelli

Des mosquées grises ? Ah bon ? Elles ne sont pas roses, bleues, dorées ? Et ces minarets ? Maigres comme ça, vraiment ? Effilés, allongés comme des cheminées d’usine.

Des terrasses. Des femmes en terrasse qui pendent et dépendent le linge, discutent, se penchent, écoutent la rue, observent, ne se laissent que peu observer. Le soir, s’il n’y a pas d’électricité dans l’immeuble, le père, la mère, l’enfant viennent dîner sur la terrasse, l’enfant fait du tricycle jusqu’à tard, très tard, les parents se parlent peut-être. Que font les autres locataires ?

Dans le quartier de Laleli, chaussures, bouteilles, objets en série derrière les grandes vitres à l’étage des magasins : une épicerie géante. Dehors les autobus et les tramways foncent, les taxis pilent, le trottoir se déhanche. Nous ne sommes pas loin du quartier russe, on le saura plus tard. Abordés à la descente du bus, on veut nous vendre des hôtels, du luxe, quoi d’autre ? Nos sacs à dos nous collent. On se perd, pas longtemps, un homme tout de suite nous renseigne, comme ça, pour rien. Direction Sultanamet.

On ne dit plus Stambul, on dit Sultanamet. Une voix masculine brouillée par la chaleur, le bruit, l’usure de la bande magnétique, nous le confirme dans le tramway. Il faut descendre. Tout de suite, devant nous, Sainte-Sophie ou la mosquée bleue, on ne sait pas encore. Après l’avion, l’escale, le bus, c’est plutôt le jardin qu’on regarde d’un oeil tendre, les bancs que les touristes ont l’air de négliger. Des familles turques se reposent sur les pelouses, en bordure des massifs plutôt, peut-être à cause de ces fourmis piquantes avec qui nous feront un jour connaissance. Partout, des sacs de plâtre, des gravillons, des travaux.

Sultanamet. Quartier des hôtels à touristes, même pas chers. On se sent parqués au début, on découvre Bayöglu, qu’on préfère mais dans lequel les étrangers ne résident plus ; géographie contraire au siècle dernier. Quelques maisons de bois restaurées, peintes avec une énergie qui étonne dans cette ville ou, souvent, les façades gardent leur manteau de ciment. Si l’on contourne, juste derrière, on trouve d’autres maisons de bois, estropiées, ligotées par les fils électriques. Personne. Du bruit ? Même pas. Une mosquée tellement discrète qu’on ne la retrouvera plus s’ouvre sur un jardin fruité, léger, laissé en suspens, où les chats dressent à peine l’oreille, où l’on pourrait prendre le thé... toute la vie... oui.

Le pont de Galata. Une femme en fichu tend ses cannes à pêche. Sous un soleil à pic, un vendeur attend le client, son pèse-personne devant lui. Payer pour se peser ? Devant les passants, au milieu de la chaussée ? Deux heures plus tard, l’homme a changé de côté. Pas d’ombre sur ce pont mais du monde, du monde. A Sultanamet, de petits enfants aussi s’installent avec leur balance.

Les rues à pic de Galata, autour de la tour. Sur les marches creusées des trottoirs, ce qui se vend dans les boutiques : transistors, matériel électrique, pots de peinture, outils de bricolage. Tout au long d’une venelle, en descente, surgissent les nuques et les visages des artisans qui travaillent, une cave pour atelier. Fer, laiton, acier. Ils soudent sans lunettes. Est-ce que cette lumière bleue a vraiment existé ? Au retour : plus grand chose, ils ont fermé.

Bayöglu. On pourrait descendre tout droit jusqu’au Bosphore mais il y a les passages et dans les passages, des marchands d’épices, de fruits, de poisson séché, de verres à thé. Les pots de miel lumineux, les pommes rangées par couleur, les concombres qui chancellent et les bananes pendues attendent un regard qui, pris de vitesse, les confond.

Alors, rentrer dans les mosquées ? Si l’endroit est ouvert au tourisme, les hommes en short se voilent les jambes, les femmes restent en cheveux. Marcher pieds nus sur les tapis rouge sombre, en silence, sous les mosaïques et les lustres aux ventouses de verre ; hésiter, entre les brins du tapis de prière, sur cette sensation que les orteils refusent de reconnaître, déconcertés d’être si bien traités : penser à la soie, au velours, à quelle lissé indéfinissable ? Marcher pieds nus dans le silence, ne pas réussir à prolonger l’instant, lever la tête vers l’envers des coupoles pour se donner une contenance, laisser les autres sortir… Non, retrouver ses chaussures, ne plus pouvoir recommencer. Ce n’est pas le bruit seul qu’on étouffe mais la pesanteur. Penser au sol de marbre carrelé blanc et noir des églises, aux regards, si là-bas on osait... Dans la cour, le ciel, des babouches et la fontaine des ablutions.

Le jardin des sultans, au palais de Topkapi. Dommage qu’il faille filer, talonnés par les groupes de touristes et leurs guides porte-parapluie. Le trésor, les cuisines, les salles des mille et une nuits : certes. Mais le jardin... Des massifs roses, des rosiers blancs, des fontaines, des bancs entre les arbres, des pelouses peintes, des terrasses où le Bosphore en contrebas s’étire et se prend pour la mer. On y voit de grandes carrières de rouille, des rails longeant la rive. On y entend l’anglais, l’italien. On s’en va.

Bayöglu. Sur la pancarte jaune, Diyalog, Elektrik Elektronik, ailleurs Fotokopi, Telefon ou Faks, magasins de Filateli et Cuaför. On rigole, on s’étonne, comme tous les francophones avant nous.

Traverser la rue au pied de Galata. Un jeune homme tente le coup, avale par bouffées le nuage toxique, manque de perdre une fesse, s’en fout, fait une pause, attend le bus qui se précipite talonné par trois autres qui ne ralentissent pas, tombe pour finir sur une vieille connaissance, le trottoir d’en face. Les freins n’ont pas hurlé et pour cause : qui freinerait ici ? Comment ? Pour quels piétons ? Tout le monde fait un détour et prend le souterrain. Nous, on suit le type, quelle idée !

Le souterrain d’Eminönu. Le royaume des cassettes, des rasoirs, des sonneries de réveil qui couinent un la malade, comme partout, et des arbalètes en plastique qui vous promettent des abdos sculptés dans l’airain. Le vendeur est un maigrichon, l’acheteur une baraque. Un chanteur moustachu apparaît dans chaque boutique, c’est l’effet qu’il donne en tout cas, on ne réussit pas à connaître son nom.

Un vendredi à Eminönu, vers cinq ou six heures du soir. Soudain un fantôme apparaît, un fantôme noir dont les voiles plient au vent mais à peine, dressé comme une proue de navire sur les marches de la mosquée. Un sommet de verticalité biffé d’un trait vif par le tissu fendu, par les yeux qui regardent droit devant. La main du fantôme retient un landau sans bercer, sans bouger. Juste après, la foule recommence à aller, venir, entrer et sortir du bazar égyptien, les vendeurs de pain ressurgissent. Et même, deux fantômes noirs supplémentaires passent en riant. Le vent découvre deux robes satinées, rose fuschia.

Les bouquinistes seraient une spécialité parisienne ? A Ortakoy, dans la banlieue d’Istanbul, les bouquinistes ouvrent leurs échoppes vers midi à côté de la gare maritime, devant la fontaine. Livres neufs, livres d’occasion, en turc, en anglais, en français, le même Agatha Christie que chez Gibert et beaucoup de Orhan Pamuk. Vers Taxim, en haut de Bayölu cette fois, trouvé une librairie dont le propriétaire est un chat.

A Istanbul, miracle des miracles, il n’y a pas de crottes de chien. Normal : il n’y a pas de chiens. Devant les portails, les grillages, entre deux arbres, sur les marches d’un perron, on trouve une floppée de chatons d’une semaine, d’un mois au plus, que les passants surveillent.

Au dessus de nous, dans la Corne d’Or, les mouettes s’esclaffent et engueulent les humains. Elles guettent les cadavres rejetés à l’eau par les marchands de poissons et rient vraiment, du rire gras des buveurs repus. Mieux vaut garder pour soi sa susceptibilité et oublier les comparaisons, les souvenirs.

Rouli dans le port, bruit du ressac sur le bord moussu, des accents se mêlent, une légère torpeur qui accroît et distend la perception : quand part-on pour la côte asiatique ?

Les Turcs portent. Que portent les Turcs ? Pas de tapis mais des ballots, des cageots de melons, des services à thé, des câbles électriques, des bonbonnes de gaz, des magazines par piles entières.

Un dimanche à Sultanamet. Les rues sont désertes, on n’entend presque aucun bruit dès qu’on quitte les abords du parc. Le long des maisons de bois, les habitants s’occupent de leur tapis, le suspendent à la fenêtre, le frottent à la brosse à même le trottoir. Trois femmes accroupies sur un tapis bleu font écumer un savon crème qui nourrit la chaussée. On bifurque, on cherche le fleuve. Entre les petits tas d’ordures d’une fin de marché, deux hommes ont tendu une bâche pour vendre leurs pastèques. La bâche est bleue, elle aussi, elle fait sol et plafond comme une tente familiale et bleuit les pastèques et la peau des vendeurs. Eux, impassibles, surnaturels comme leurs fruits, regardent la télé allongés par terre. On les voit de profil, parallèles au trottoir. Entre l’écran et leur visage, qui reflète qui ?

(texte écrit lors d’un voyage dans les années 90)

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