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Au 103 bis

jeudi 14 Juin 2018, par Anne Savelli

Prologue

Soit un quartier de Paris, rive droite, nord est, qui s’étend comme suit :
étiré dans le dos mène aux Buttes-Chaumont
étiré de côté conduit vers le Xe : Colonel Fabien, rue de la Grange-aux-Belles, canal Saint-Martin ; ou le Xxe : Belleville, Ménilmontant
étiré devant soi mène vers les beaux quartiers (Monceau, Etoile, Arc de Triomphe) en passant par Barbès, Pigalle, place de Clichy
étiré sur la droite mène à Crimée, Pantin en longeant le canal de l’Ourcq
étiré sur la gauche conduit à gare du Nord.

Un quartier malléable, donc. On lui donne quelques noms : Bolivar, Jaurès, Stalingrad, Col Fab, Riquet, Louis Blanc.

On lui donne aussi des stations, des lignes, des numéros :
ligne 2 du métro pour viser les lieux chic (mais plutôt pour y travailler)
ligne 7 du métro pour se diriger vers Crimée (en sens inverse, le Louvre)
ligne 7 bis pour se rendre à Louis Blanc
ligne 5 pour passer par Jaurès, descendre à La Villette (en sens inverse Oberkampf, Bastille)

autobus 26 pour filer vers Château-Landon, gare du Nord, Saint-Lazare
autobus 54 pour faire le pied de grue de Riquet à Louis-Blanc.

I. Emménagement

En été 1999, pendant une éclipse célèbre, arriver avenue de Flandre. C’était alors, mais pour encore très peu de temps, la rue de Flandre. Les panneaux permutaient, quelquefois la mairie barrait cette rue au scotch. Préférer le mot rue à celui d’avenue. Le garder, le conserver pour soi (question d’intimité). Emménager dans un immeuble à double cour, au 36, au métro Stalingrad, à fuir.

Impossible de fuir avant un an et demi. Durant cet an et demi : avoir tenté d’amadouer les tours appelées Orgues (rue de Flandre, quartier Riquet) ; avoir eu un enfant ; avoir trouvé une nourrice (à Riquet) ; avoir trouvé du travail (à Courcelles) ; avoir pris le métro ligne 2 chaque jour de la semaine pour se rendre au travail ; avoir évité la rue de Tanger avec la poussette, à partir de l’après-midi (électricité trop intense du très visible trafic de crack).

Avoir cherché dans la rue de Flandre ce qui pouvait bien retenir : la bibliothèque juste en face, les tables peintes d’un café ; peut-être, allez, le BHV qui se trouvait alors à la station Crimée. C’est tout.

Avoir détesté cette rue : ce qu’elle renvoie de pauvreté aux pauvres, chaussures en plastique, vêtements qui ne tiennent pas ; son immobilisme ; l’agressivité de son architecture (des pointes, des entailles, des couteaux) ; et la poste minuscule, et pas de librairie (sauf celle des Orgues, mais plus tard, trop tard).

Mac Do, poissonnerie, marchand de viande en gros, strings, accessoires de cuisine, magasins de tout à dix francs qui se succèdent, se succédaient, demeurent encore : voilà quelles sont les premières images qui reviennent, de la rue, de l’avenue, Flandre, donc, métros Stalingrad, Riquet, Crimée, Corentin-Cariou, lancée vers la porte d’Aubervilliers, la nuit, quand il s’agit de partir, de rejoindre l’A1. Larges trottoirs, arbres et du ciel, oui, c’est vrai, aussi.

Au 36 : musique à fond au milieu de la nuit, vols, crispations diverses. Déménager dès que possible.

II. La fuite

Tout de suite on retrouvera dans l’appartement, au 103 d’une avenue nouvelle, des problèmes similaires de bruit. Mais plus d’argent pour repartir et l’empreinte du quartier qui prend.

Entre les deux : le 103 bis.

J’appelle aujourd’hui 103 bis le parcours effectué de l’appartement de la nourrice, rue Riquet, au 103 de l’avenue nouvelle. Chaque soir, après le travail, de 2000 à 2002, aller chercher le petit, le ramener à la maison : un trajet non évoqué dans Fenêtres / open space, livre écrit sur la ligne 2, mais qui en serait le pendant, la suite, extension perpendiculaire à partir d’une bouche de métro. Une sorte de dessin en T : à l’horizontale la ligne 2, à la verticale la rue de Flandre.

Pendant deux ans, chercher tous les moyens de rendre ce trajet, coupé par le canal de l’Ourcq, vivable : prendre deux métros ; ou prendre deux bus ; ou rentrer à pied ; ou un métro un bus ; ou à pied + un bus ; ou un bus + à pied. Quand on couple métro et bus, que l’on opte pour bus + bus, c’est que l’on fraude au moins une fois : le ticket ne se prolonge pas (tandis que métro-métro ça fonctionne).

Le canal de l’Ourcq empêche le trajet à vol d’oiseau, on ne peut pas sauter par-dessus, creuser moins encore. Il faut donc trouver une méthode pour le contourner et aucune n’est satisfaisante, surtout en pensant l’équation : enfant + poussette + sac + courses + fatigue de la journée, sans compter la pluie.

Mais aussi, pourquoi le laisser rue Riquet, le petit, pourquoi ne pas changer de nourrice ? Parce que c’est elle, c’est tout. Parce que des femmes comme elles on n’en trouve pas tous les seizièmes étages des tours de quartier, chaleureuses et rieuses, attentives, drôles, et douces. Des questions ?

J’appelle 103 bis ce trajet parce que je le recommence aujourd’hui pour aller de chez moi, au 103, jusqu’au 104 rue d’Aubervilliers. Parce que je suis, comme on dit, en résidence pour trois mois dans le bureau 5.5 de ce fameux 104 affiché sur les murs, dans les journaux, à la radio depuis des mois.

(écrivez CENTQUATRE)

Je l’appelle 103 bis et l’emprunte à nouveau en espérant me réconcilier (avec les Orgues, avec l’avenue de Flandre, avec la rue Riquet)

(avec cette partie de l’histoire)

III. Répétition

Il s’agit de recommencer.
Alors. Allons.
Répétons. C’est le sens même du trajet.

Le 103 bis n’est pas un numéro, le début d’une adresse, ne correspond pas à une porte d’entrée, à un porche, à quelque boite aux lettres, plaque d’émail, panneau. Le 103 bis est le nom arbitraire donné à un trajet qui aurait pour point de départ ce qu’on appelle chez soi, un chez soi, ou trois pièces, situé au 103 d’une avenue du XIXe (arrondissement) (de Paris) et pour destination le Cent Quatre, établissement culturel sis au 104, rue d’Aubervilliers, Paris XIXe, mais également au 5, rue Curial, Paris XIXe, ce qu’on ne sait pas toujours.

103 bis.

Le 103 frôle le Xe.
Le Cent Quatre touche le XVIIIe.

Le 103 a pour stations de métro Bolivar, Colonel Fabien, Jaurès et pour autobus le 26 et le 75.
Le Cent Quatre, lui, peut compter sur Riquet, Stalingrad, Crimée et parfois sur un 54 improbable qui passe avenue de Flandre et n’arrive jamais quand il faut.

En 2001 et 2002, j’ai effectué chaque jour, du lundi au vendredi, ce chemin, Riquet-Bolivar, 104-103, 104 qui ne s’appelait pas encore Le Cent Quatre. Le Cent Quatre était alors désigné comme bâtiment des Pompes funèbres, un truc municipal et sombre, fermé depuis des lustres, dont on se demandait s’il contenait des cadavres.

- C’est comme ça qu’il vient, ton trajet ?
- C’est comme ça.

Il était rare, alors, de se promener rue d’Aubervilliers. On ne s’y promenait pas, l’empruntait en voiture pour rentrer chez soi, au 103, le dimanche, tandis que le Cent Quatre bâché, bouclé aux regards, semblait vouloir avaler le trottoir, se précipiter sur les corps (passants inattentifs, insoucieux de leur avenir) avant de les jeter sur les rails de la gare (du Nord) derrière les entrepôts de bière.

(sic)

Il y eut des travaux, longtemps.

- Tout cela est très anecdotique.
- Laisse tomber.

Le trajet de 2001-2002 conduisait, rue Riquet, dans une tour de dix-sept étages, à cinquante mètres du Cent Quatre (cinquante est approximatif). Après avoir franchi une cour, une porte à interphone, un hall, il fallait, dans l’ascenseur côté pair appuyer sur le bouton 16 et, lentement, se laisser monter. L’ascenseur perdait régulièrement ses boutons, son éclairage, son miroir. Restaient les câbles et la cabine. Parfois, l’ascenseur côté pair tombait en panne. On montait alors au 17 par l’ascenseur impair, descendait un étage sans faire trop attention, sans penser à grand chose. Un jour, le côté impair cessa lui aussi de fonctionner. Il fallut aller chercher le petit par l’escalier, vraiment, découvrant au passage une vie parallèle (salle à manger, pissotière, salon, salle de jeux, chambre peut-être).

Le trajet de 2001-2002 était tout hérissé. Faisaient obstacle : piquets, barrières, ornières, trous dans le sol, tourniquets ; marches, trottoirs, murets ; pluie, nuit, fatigue. Lassitude.

- On dirait que tu choisis les résidences les plus près possibles de chez toi.
- C’est vrai.
- Tu n’aimes pas voyager ?
- Si.

Ce trajet-là, 2001-2002, n’avait qu’un point d’appui : les banquettes à carreaux de la ligne 7 bis, à Riquet, où nous nous asseyons tous deux, trois minutes seulement, pour aller jusqu’à Bolivar. Poser son sac, détendre les épaules, regarder devant soi. Lui parler. C’était trop court, il aurait fallu dix stations.

J’appelle 103 bis deux trajets différents, qui n’ont de commun que leur géographie.

IV. Au centre, le Jaurès

Le Jaurès est un café, que l’on trouve déjà sous un autre nom (les Palmiers) dans La Femme au petit renard de Violette Leduc, court roman écrit dans les années 60 et dont l’action se situe à Jaurès et à Stalingrad. Une femme, très pauvre, vit dans un appartement qui donne sur la ligne aérienne. Elle a faim, tourne dans le quartier. Ne sait pas comment faire. Un jour, elle tend la main.
Dans le livre de Violette Leduc, la place Stalingrad est envahie par les autocars qui partent en banlieue, une banlieue campagnarde qui pourrait faire envie (un peu). Pour nous, la place Stalingrad est piétonne, c’est tout.

Le Jaurès, en triangle, longe le canal de l’Ourcq (quai de Loire) et l’avenue Jaurès. Il est donc situé à Jaurès.

Le Jaurès, en 2000-2002, était un café moche, déjà cher. Aujourd’hui, c’est un café branché avec chaises d’école, terrasse, intérieur bois. Resté cher, bien sûr. Par la vitre on y voit la ligne aérienne de la femme au petit renard.

Le Jaurès est au centre du 103 bis, comme on l’aura compris.

Tu insistes.
C’est l’idée.

En février 2001, Télérama.fr invite ses lecteurs à participer à un concours, organise l’un des premiers ateliers d’écriture en ligne. Il s’agit de se poster près d’une vitre qui donne sur la rue et de noter le plus objectivement possible ce qui s’y passe pendant une heure, en référence à Tentatives d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec. Le lieu est libre, non la date et l’heure : il faudra écrire le 24, entre 15 et 16 heures, à la minute près. Les textes seront publiés sur le site du magazine, et quelques-uns mis en avant (par une édition papier ? Je ne sais plus).

avant / en avant / comme avant

Le 24 est un samedi : pour une fois, on sera donc seule comme avant (sans travail sans enfant). Etre seule, c’est aller écrire au café. Même si Fenêtres se prépare sur la ligne 2 chaque matin, même s’il n’est déjà plus possible d’écrire là, au café (pollution des radios, de leurs spots, informations diverses, chansons françaises dont les textes interfèrent, brouillent la phrase en cours), le choix se porte sur le Jaurès, même en sachant que ce lieu-là c’est trop, trop grand, trop de choses à voir, qu’il vaudrait mieux se concentrer et ruser avec la contrainte (noter tout) pour produire un texte mieux construit, sans doute plus agréable à lire (ce que feront les gagnants du concours).

D’habitude, dans les années 2000, personne ne va jamais au Jaurès, bruyant et enfumé. Mais il est bien situé. La Femme au petit renard le dépasse un après-midi de février, entre 15 et 16 heures, justement. A Jaurès, Violette Leduc est mon fantôme.

V. Le texte pour Télérama

Samedi 24 février 2001, le Jaurès, bar brasserie située 1 avenue Jean Jaurès, Paris, dix-neuvième arrondissement.

Préambule : me suis installée à l’avant, à l’endroit où l’on déjeune le midi et où la baie vitrée laisse voir, en tournant plus ou moins la tête, à gauche les gens qui sortent du métro souterrain (ligne 5) ; en face l’avenue Jean Jaurès, le carrefour et le pont de la ligne aérienne (ligne 2) ; à droite la rotonde de la place Stalingrad ; derrière, enfin, l’écluse où passent les péniches qui empruntent le canal de l’Ourcq.
Il fait aujourd’hui gris, froid et mouillé, il a même neigé il y a un quart d’heure. Une fête foraine est installée depuis quelques jours devant la rotonde. Il y a peu de clients en salle.
Devant moi, une grue inactive, un vélo de femme attaché par un antivol à une barrière, une voiture garée sur le passage piéton, un kiosque à journaux, une cabine téléphonique, une boite aux lettres, un panneau qui indique la direction d’une déchetterie, six feux de croisement et les trois tables de la terrasse de la brasserie où personne n’est assis.
A noter aussi : une poubelle, un panneau « parking pour deux roues » (où le vélo se trouve), cinq arbres nus sur l’avenue, des réverbères éteints, encore deux poubelles et encore deux brasseries. Avenue Jean Jaurès : caravane de Mme Rana, Voyante Médium, Voyance Passé Présent Avenir.

15 heures. La voiture stationnée sur le passage piéton démarre. Passe un homme portant un grand parapluie et une fillette en trottinette. Le bus 26 traverse le carrefour dans le sens inverse du métro aérien qui surgit. Un cycliste à lunettes et bonnet à pompon s’arrête sur la piste qui lui est réservée, à droite. Une femme au même bonnet, mais rouge au lieu de sombre, le rejoint. Elle roule elle aussi à vélo et porte des lunettes. Ils discutent, font des gestes des bras puis s’en vont.
Une vieille dame en manteau de fourrure traverse la rue de droite, un parapluie fleuri à la main. Un groupe arrive sur la gauche, l’un des hommes sort un plan de sa poche et l’observe, tandis que les autres regardent dans tous les sens. Un camion blanc roule sur l’avenue, suivi d’une moto assortie au motard, violette. Trois femmes nu-tête courent, les épaules en dedans.
Sous mes pieds, le grondement du métro souterrain. Deux métros aériens se croisent. Quelqu’un passe en parapluie jaune, un petit garçon porte un sac Leader Price tout en roulant à trottinette.

15 heures 05. Un pigeon plane. Le parapluie jaune disparaît sur la gauche, je compte une camionnette Propreté de Paris, un parapluie vert pomme, un sac à dos. Le 48 remonte l’avenue. Mes voisins de table les plus proches se lèvent et s’en vont.
De nouveau, le 26. Un taxi blanc, un camion tagué, des adolescents. Une femme en boubou se mouche en attendant que le feu passe au rouge. Un homme et un petit garçon à bicyclette, chacun la sienne, traversent à droite. Une jeune femme arrive de la place Stalingrad, sacs de courses à la main, pendant que le métro se dirige vers Nation.
Vieil homme au chariot à roulettes, dame chic en panier d’osier qui traverse le carrefour n’importe comment, fausse blonde aux longs cheveux qui part vers Secrétan. Quatre pigeons se posent sur le feu tricolore dans mon dos.

15 heures 12. Devant la bouche du métro, une jeune femme serre des dossiers contre elle, un homme âgé la regarde, un garçon en scooter démarre après avoir fermé ses poches et son blouson. Vois une vieille dame qui marche d’un bon pas, une femme en bandeau gris, de dos, qui attend. Le métro aérien passe, de gauche à droite, direction Dauphine. Camionnette de fournitures destinées aux coiffeurs, feu rouge, et un homme en chemise jaune qui traverse l’avenue en courant. La fille en bandeau gris retrouve trois garçons avec lesquels elle discute. Feu vert. Les voitures roulent très vite, un vélo passe à droite.
Femme maigre, scooter. Une voiture rétrograde en sens interdit, un haut camion publicitaire se retrouve coincé au carrefour. Sportif en walkman, vélo, trottinette, voitures, passants.
Sur la droite, un jeune couple et poussette tout-terrain, une femme asiatique avec parapluie écossais. Bus 48. Tremblement du métro souterrain. Pluie.

15 heures 20. Un passant au gros nez, un autre en béret, un autre à lunettes. La fille au bandeau se retourne, oups, c’était un garçon. Une jeune femme sexy, bottes noires sur jolies jambes, traverse la piste cyclable. Un pigeon s’envole. Métro en direction de Nation, 48, autocar à touristes, le carrefour se vide.
Un homme passe, boubou et grand parapluie vert. Retour d’un vélo jaune aperçu tout à l’heure et de la fille aux jolies jambes, accompagnée. Homme et chien devant palissade.

Et maintenant la grêle ! Autobus, épaules basses, parapluies. Le ciel est lumineux vers le dixième et le dix-huitième, noir ici. Une mouette volette devant la grue, deux femmes s’abritent sous leurs châles, je reste seule à l’avant de la brasserie.
L’une des femmes en châle, Pariscope à la main, demande son chemin à un vague sosie de Wim Wenders. Une famille, dont le père louche, se dirige vers la fête foraine.

15 heures 28. Deux vieilles dames en beige et fichu traversent l’avenue Jaurès et passent devant la caravane. Une dépanneuse, un clochard. Pas de métro aérien, feux verts. Surgit une voiture recouverte de neige, la femme asiatique au parapluie écossais, une adolescente noire aux tresses roses qui se dirige vers la rotonde avec des filles de son âge et de plus petites qui les tiennent par la main. Une passante en manteau panthère, le violet lumineux porté par une femme âgée, gants et béret, qui adresse un signe de la main à une personne que je ne vois pas.

15 heures 32. Le 48 fait de la pub pour Hannibal, la brasserie diffuse un air de jazz et le métro aérien passe encore, tandis qu’un homme sur le sac duquel est écrit « j’adore vous faire gagner » traverse la main dans la poche. Feu orange. Deux policiers attendent devant la piste cyclable puis se remettent à marcher lorsque le passage se dégage. Elle se mouche, lui non.

Il pleut moins. Béret, casquette, bonnet. Trouée de ciel bleu sur la droite.
Une sirène de police s’approche, passe, disparaît. Un homme porte un carton, deux pigeons s’envolent. Le bleu gagne de l’ampleur.
Le type au bonnet reste immobile près de la bouche du métro, un homme en solex avance vers le carrefour, protégé du vent par une cape, ou un pancho. Il y a moins de monde. Plus de monde.
Sortent du métro, deux par deux, quatre personnes très grandes et minces. Bonnet discute avec béret.

15 heures 40. Je remarque pour la première fois quelqu’un utiliser un téléphone portable. Le bleu avance vers la rotonde, le 26 passe. Une casquette, un béret, un parapluie, des cheveux gris.
Une petite fille lit en marchant, tenant une plus petite par la main en direction de la fête. Le 48 s’arrête devant la caravane. Une femme porte deux gros sacs bleus de courses, traverse. L’homme au bonnet a disparu.
Passe un garçon sac au dos et bonnet péruvien, que j’imagine aller au Peace and Love Hostel face à moi. En salle, l’un de mes voisins parle de désir, de « problème de désir ».

15 heures 45. Taxi, métro, voitures. Une famille attend le bus, le père téléphone au portable et les enfants piétinent. Moto, feu rouge, quatre-quatre. Vieil homme en chapeau de feutre qui passe devant la baie vitrée. Mon voisin s’imagine « pilote acrobatique » et déclare que « les psychiatres sont des branleurs ». Femme en béret, étole de style dalmatien. Soleil devant. Un couple cherche son chemin, un jeune homme, bonnet écharpe cigarette, attend devant le parking à vélo. Téléphone, antenne CB sur voiture de taxi, pigeon seul dans le ciel.

Jazz. « Me soigner de quoi ? ». « Psychanalyse absurde ! ». Le 26 de gauche à droite, le métro de droite à gauche. Une femme très maigre aux lunettes noires traverse, odeur de tabac dans le bar. Le garçon refait ses lacets. Les nuages avancent à nouveau.
Grondements du métro sous les pieds. Un passant promène son caniche, un pigeon se pose sur le pont. Le long de l’écluse, là où l’on trouve un peu de sable, le passant détache son chien.

15 heures 54. Dépanneuse, fichu, casquette. Il ne pleut plus. Mon voisin parle toujours de lui, sa voix porte. Le garçon au bonnet et lacets continue à attendre. Femme en chignon, caniche remis en laisse, deux hommes les mains au fond des poches.
Un autre très chargé, sac lourd, second sac sur le dos, équilibre le tout. Jeunes en casquette et portable, enfants qui reviennent de la fête. Un père montre l’écluse au bébé qu’il tient dans les bras, la dépanneuse stationne au milieu du carrefour.
Voiture de luxe portant le A de l’apprenti (passe à gauche), femme au pantalon à carreaux (traverse), un métro.
Dans le café, quelqu’un me demande soudain l’heure qu’il est : quatre heures tout juste. J’avais pris ma montre exprès.

VI. Même jour, même heure, en 2009

Retour ici (c’est-à-dire maintenant) : la caravane de Madame Rana a disparu depuis belle lurette, les forains ne s’installent plus sur la place Stalingrad. La mode n’est plus aux trottinettes et on ne risque plus de remarquer qui utilise ou non un téléphone portable.

Aujourd’hui, mardi 24 février 2009, de 15 heures à 16 heures au Jaurès, tandis que je suis officiellement en résidence au Cent Quatre, je recommence. A huit ans de distance, voici ce que ça donne :

Préambule :
Le café a beaucoup changé. La terrasse s’est étendue, possède maintenant un toit qui entrave la vue, cache en partie le métro. Je reste à l’intérieur, conserve la même place.

15 heures. Deux femmes en foulard passent, un 48, une femme tenant une canne dont elle ne se sert pas. Autocar rouge « Savac », vélo à gilet jaune zigzague. A la terrasse, neuf personnes, plutôt jeunes, 20-30 ans.
Camion Exacompta. Métro aérien. Femme et fille en écharpe rouge, écharpe rose, qui s’en vont vers le quai de Loire.
Le Jaurès, sa déco à l’ancienne, se voudraient lounge.

15 heures 05 : un homme en noir, sourcils froncés, traverse le carrefour. Un barbu barbe blanche, chapeau et cape verts, on dirait Dumbledore, fouille dans un sac plastique posé sur le muret de l’écluse. Il possède trois sacs : deux verts, un blanc. Deux jeunes femmes quittent la terrasse, saluent le serveur chauve. Dumbledore fouille toujours. Derrière lui, le Nation-Dauphine. Il range ses sacs les uns dans les autres et s’en va.
Une jeune femme en bottes années 80 passe. Un garçon en bonnet à visière fume.

15 heures 10 : un homme, cheveux gris et casque à oreillettes orange, se dirige vers le canal. Beaucoup de monde – ce sont les vacances. Camionnettes vélos poussettes piétons manteaux. Grondement sous les pieds : un camion roule le long du quai de Loire.
Casque audio par dessus bonnet, grosses lunettes fumées : des ados. Femme en écharpe bleu pétrole. Il est 15 heures 11. Essayer de chercher ce qui n’est pas saillant.
Personne dans le bar, ou presque. Camionnette de la poste, homme en borsalino et sac plastique, l’air fatigué. Gauche, droite, face : du monde sans cesse qui traverse. La musique occulte les bruits de la circulation.
Deux jeunes femmes en terrasse remplacent les précédentes. Cheveux frisés, nattés, bouclés, blonds sur écharpe rose, bonnet, bonnet, casque.

15 heures 15 : deux hommes sur la voie, sur le pont, en gilet jaune. Tandis que le métro continue de rouler, marchent en direction de Stalingrad. Pendant ce temps, juste à côté, le patron plie des serviettes.
Sirènes des pompiers. Enfants qu’on emmène, je suppose, au MK2 quai de Loire qui draine l’ancien monde de la fête foraine.
Femme en boubou avec valise. Femme rousse avec bandeau désigne l’avenue Jaurès. Envol de pigeons côté Saint-Martin.

15 heures 20 : fumées de cigarettes en terrasse (c’est pourquoi j’ai le bar pour moi). L’odeur s’infiltre. A nouveau, deux jeunes femmes s’installent : casques MP3, pull scandinave, écharpe. Flou des coiffures.

15 heures 22 : premier vélib, second vélib venus de Jaurès. Rame Dauphine-Nation. Jeune femme à chignon et MP3 lit en marchant. Camion pour travaux au carrefour, vélib sur la piste cyclable, une femme perd sa basket, s’arrête, se rechausse. Passe un homme au très beau chapeau, gris à bords larges. Les vélibs viennent tous de la gauche.

Jeune homme en rollers à 15 heures 26, deux petits garçons sur le même vélo. Camionnette de la poste, bus, deux motards « ASP ».

15 heures 30 : homme en bonnet, portable en main, semble attendre quelqu’un, aux aguets. Une moto passe sur la poste cyclable, un homme avec sandwich part du côté de l’écluse.
Deux bonnets regardent le plan de Paris. Traverse un petit groupe d’enfants. Jeune femme en manteau bleu pétrole, ou à peine plus clair (la couleur à la mode), jogger. Un type à la terrasse allume clop sur clop. Le serveur apporte deux jus d’orange. MF 2000 passe. Le fumeur fait signe à un ami. Serrement de mains.
Camionnette Mairie de Paris. MF 67 vers Dauphine. La fille en pull scandinave fait des ronds de fumée.
Homme avec casquette et queue de cheval courte passe. Sirène. Métro. Passants. Vélo.
Vélo. Jeune homme aux cheveux gris.

15 heures 37 : camionnette ramassage vélibs. Toujours personne en salle, serveurs souriants et tranquilles. La terrasse se remplit encore. Passe un homme en boubou à carreaux très Elmer l’éléphant. Passe aussi le 48, un camion vert et blanc, un taxi, le Nation-Dauphine, le Dauphine-Nation. Deux hommes en salle, maintenant.

15 heures 42 : le 26 vers Louis Blanc, camionnette UPS, une mère au téléphone, clop à la main, musique soul en salle. Mauvais poèmes au mur. Un homme, sac à dos et béquilles, une femme en gilet afghan. Un jeune homme souriant retrouve un jeune homme et une jeune femme souriants en terrasse.
Femme enceinte habillée en noir, avec imper cintré. Pas de cendriers en terrasse. Passe un homme âgé avec un sac sur lequel est écrit : « Attention... », je ne vois pas la suite. Passe la police à cheval : trois cavaliers en bleu et bombe, trois chevaux bais protégés du froid par des couvre-reins. Homme et femme s’enlacent. Depuis le début, les couples se retrouvent devant la terrasse.

15 heures 49 : la terrasse est presque pleine, nous sommes quatre en salle. Un peu de soleil. Des mégots et des emballages de sucre en morceaux s’entassent aux pieds des hommes assis devant moi, qui parlent beaucoup et fort. Trois vélos avec gilet jaune. Camion Telemarket. 48. Serveur chauve. Deux hommes de plus en salle : plus âgés qu’en terrasse.
Le jeune homme souriant revient avec du pain. C’est quasi quatre heures. Le cuisinier remonte du sous-sol. Soleil plus franc.
Ambulance. Jeune couple qui paraît inquiet. Jeune femme qui court, chapeau à la main. Soleil partout. Homme qui boite. Femme en manteau rouge avec un sac de la librairie des Buveurs d’encre. Un homme traverse en baillant. Camion transportant huit voitures.

15 heures 56 : salle envahie par le disco. Femme blonde de dos, homme en veste verte, homme à moustache en vélib. Homme et enfant avec ballon s’installent en terrasse. Fille avec valise à roulettes, garçon en trottinette. Il est quatre heures. Grand soleil.

VII. Au centre, quoi ?

Il n’y avait pas de centre à ce trajet, en 2001-2002, uniquement des questions d’ordre pratique : comment passer d’une rive à l’autre ? Par la place Stalingrad ? Avec la poussette ? Sans la poussette, emprunter le pont ? Longer le quai de Seine ? Prendre par la rue de Flandre jusqu’au carrefour, s’arrêter rue Louis Blanc au magasin de jolies choses (des choses anciennes, mais fausses, à patine volontaire ; ainsi que : des jouets en bois, des sels de bain, des serviettes nid d’abeille. On y reviendra un peu plus tard) ?
Et quoi, encore ?

Pas de centre à ce trajet, lorsqu’il se faisait à pied. Des parallèles, des perpendiculaires, d’accord. Mais pas de courbes, zigzag, remords, de je-rebrousse-chemin-je-passerais-bien-par-là.

Place (de la bataille de) Stalingrad. Lorsque le cirque s’y installait, il ne laissait aux vélos, aux poussettes, gens à canne que le choix des cahots : ces pavés devant la rotonde. L’éclairage blafard, le vent et sa poussière, l’arrivée à Jaurès, c’était toujours des lignes droites, têtes baissées épaules rentrées, prêtes à foncer pour traverser Jaurès. On se retrouvait en masse devant le magasin de téléviseurs appelé Pop Music. On regardait sans voir ce que la une, la deux proposaient de couleurs, formes molles – un homme, une femme approchant l’un de l’autre dans un bruit de ferraille, klaxons, rames de métro et toujours ce vent, venu du Xe, qui nous donnait envie de changer d’itinéraire, de passer par la rue Bourret, remonter vers le marché, deviner quelles plantes s’alignaient dans les bacs (kalanchoés, bruyère, cactus, parfois des tournesols), ne pas deviner qu’en face la petite boutique SCNF allait devenir un ou deux ans plus tard la librairie des Buveurs d’encre.

A l’époque, plus de librairie dans le quartier. Aucune. Le seul endroit où acheter des livres : le BHV de Flandre.

VIII. Le carnet rouge

C’est un carnet Zap Book made in France de 320 pages, utilisé lors de cette résidence au CentQuatre, notes prises pour le 103 bis uniquement. De ce trajet mal aimé, de ce quartier Stalingrad/Riquet/Crimée il faudrait faire quelque chose, l’idée vint assez rapidement. Retrouver les rues, tenter d’approcher ces tours de 17, de 38 étages.

Le carnet rouge débute, le 6 janvier 2009, par des considérations météorologiques : avis de grand froid, - 13 degrés. On y trouve une liste des choses emportées dans le bureau 5.5 (Un fantôme d’Eric Chevillard, des bouchons d’oreilles, une pomme), des notes prises pendant les réunions du mercredi au CentQuatre (« réunion des artistes »), des remarques lors d’un concert plus ou moins parrainé par Tricky ; un parcours du CentQuatre en six étapes ; nos souvenirs de la 7 bis ; des bribes de phrases énigmatiques (structure dorsale du binaire), l’évocation d’un homme, Jacques, mort de la rue, auquel un banc de l’avenue Secrétan rend hommage ; et encore cette idée du centre qui revient : « au centre du livre, la place de Clichy, la décapitation » est-il écrit.

(mais pourquoi ?)
(voir plus loin)

IX La structure

Ce texte du 103 bis paraît sans doute désordonné. On aurait pu imaginer qu’il s’appuie sur certaines étapes du parcours (c’est toujours possible). Ou se raconte, deux fois de suite :

2001-2002 : sortir du bureau, prendre le métro ligne 2, s’arrêter à Stalingrad, longer la rue de Flandre, se rendre à Riquet à pied, récupérer le petit, rentrer à la maison par la 7 et la 7 bis, ou en 54-26, ou à pied, ou encore autrement.

2009 : sortir de chez soi, descendre l’avenue Secrétan, passer par Jaurès, traverser la place Stalingrad, longer la rue de Flandre, prendre la rue Riquet, se rendre au CentQuatre, faire l’aller-retour (ne pas dormir là-bas malgré ce nom de résidence).

C’est toujours possible.

Dans le carnet rouge, on trouve aussi tout ce qui fut écrit le 24 février 2009, entre 15 heures et 16 heures : le 103 bis semble fonctionner par emboitements, dirait-on plutôt à l’usage.

Reprendre ce trajet à huit années d’écart, c’est raconter d’abord l’absence apparente de contrainte : au CentQuatre, si ce n’est le mercredi (« réunion des artistes »), rien ni personne pour forcer à être là à l’heure, ni même à être là.

A l’écrire, tout à coup, ce trajet, la matière semble infinie : peut-on envisager, déjà, un nombre de pages ? Dix ? Cent ? Mille ?

Le dire par étapes.
Raconter sa géographie, le nom des rues, leur position.
Raconter les moyens de transport.
Raconter les boutiques – mais c’est Décor Daguerre qui s’en chargera, pense-t-on.
Raconter la fatigue : structure du texte par le manque de sommeil, l’épuisement, le regard las. Raconter par le corps, le dos, les bras, les mains qui poussent la poussette, portent l’enfant.
Raconter la détestation, l’envie de fuir les lieux, comment y résister, comment ne pas se laisser envahir par la haine, la colère, etc.
Raconter l’écriture qui, mise au centre (au café Le Jaurès), est cette résistance même.

Rien et tout à la fois.

X Le raconter

En 2001, nous avons quitté l’avenue de Flandre (devenue avenue, en effet) pour ce 103 qui, parti de Secrétan, lance le 26 vers les stations Atlas, Buttes-Chaumont, Pyrénées Belleville.
Si l’on raconte, il faut parler de la nourrice. Mais comment ? Que voudrait-elle qu’on dise ? Voudrait-elle qu’on dise quelque chose, d’elle, de son métier, de son appartement, de sa famille, de ses relations avec le petit ?
Il suffirait de lui demander. Mais que répondre à une question pareille ? Qu’est-ce que je répondrais, moi, si on me demandait : j’aimerais parler de toi dans mon livre, es-tu d’accord ? Acceptes-tu que je dise cette chose, celle-là, celle-ci encore ? Puis-je parler de ce qu’on voyait à la vitre, dans ta cuisine, au seizième étage de la tour ? Des tapis, de la moquette, des plantes, des voilages, de la douceur des lieux ? De ton accent, de ce que tu préparais à manger, de ton regard sur les enfants, des jouets que tu leur prêtais, de ta fille, de ton fils, de ton mari ? De ton île, où tu retournais une fois tous les deux ans car le billet était trop cher ? De ce que tu disais des voisins ? Des livres, des coussins, des chaussures à ôter à l’entrée (et tant pis pour les chaussettes à trous, il fallait y penser avant). De toi, bijoux et tissus de couleur, cheveux courts. De ces détails, centre du trajet en effet. De toi, que je n’ai jamais tutoyée.
Nous avons quitté Flandre et sommes restés, de coeur, à Riquet, où le petit était si bien, nous compliquant la vie et nous la simplifiant. Pour l’instant, je n’ai pas envie d’en dire plus.

XI Ne rien en dire

Ces deux 24 février, 2001-2009, ne parlent pas du trajet. Ils marquent au contraire une unique heure de pause, d’arrêt dans cette course enfant-métro-écrire Fenêtres-métro-travail-métro-enfant-métro-enfant-vie privée-sommeil-réveil en sursaut-sommeil-réveil-et rebelote. Ils ne devraient pas s’y trouver, dans le texte, peut-être, longs à lire, fastidieux pour certains : qu’a-t-on à faire de ces types en bonnet, du Nation-Dauphine, des parapluies, de la vie en terrasse ? Pourquoi reprendre le projet de Perec ? Il a écrit, et publié, et on l’a lu, ou non d’ailleurs, on s’en souvient, ou peut-être pas, en tout cas ça va bien !
Nous croyons écrire la vie même, au plus simple, au plus quotidien, notes intemporelles et de peu d’intérêt (c’est banal, c’est ici), quand tout est si marqué et déjà disparu.
Nous pourrions inventer la vie de Madame Rana, la diseuse de bonne aventure, la précipiter dans des gouffres, des pays des Mille et une nuits qui la verraient conseiller des sages, des sultans, seconder les princesses, toujours en caravane, invisible à nos yeux. Imaginer ce que huit ans plus tard le type qui déteste les psychanalystes pourrait dire, à la même table de café. Compter les téléphones portables, les gilets jaunes, les vélibs, les cigarettes fumées dans la salle ou dehors (ce qui se remarquait, ne se remarque plus). Rappeler Madame Rana en gilet jaune, à vélib, clop au bec, ayant ouvert un cabinet de psychanalyse. Etc.

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