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Comment on s’y prend

dimanche 27 Février 2022, par Anne Savelli


(la frise Bruits à la bibliothèque François Villon, Paris X)

Après l’annonce de la guerre en Ukraine apprise le 24 au matin, qu’est-il possible de raconter d’autre, ce dimanche, que la sidération, encore, toujours, les tentatives d’y échapper, les live qu’on suit, les fake news et les commentaires sur les réseaux sociaux qu’on essaye, le plus possible, d’éviter ?

Ce 24 février au matin, je note frénétiquement dans mon carnet rouge ce que la radio m’apprend de la situation. Une vidéo montre des avions de chasse filant en escadrille au-dessus d’une ville, on découvrira le lendemain qu’elle est sans rapport avec la situation. Sur les réseaux, les infos et les commentaires s’entremêlent, comme toujours — comme depuis une dizaine d’années serait plus juste. Une fois vérifiées, je note les infos dans mon carnet rouge, autant pour m’en souvenir que pour m’en débarrasser.

Quelque chose en moi refuse les lieux de la saturation où brasser toutes les peurs possibles. J’essaye de suivre les fils un par un et non tous en même temps, sur le même plan. Je retourne en arrière, du mieux que je peux, pour essayer de comprendre l’histoire des relations entre la Russie et l’Ukraine, les enjeux en cours. Je lis comme tout le monde les témoignages d’Ukrainiens fuyant leurs villes et comme tout le monde, je m’identifie. Je me dis, me redis de ne pas oublier pas les Afghans, les Syriens (ce dimanche, une certaine presse parle déjà, d’un côté, de réfugiés, et de l’autre de migrants). Je mesure toute l’éducation à l’information qu’il nous faut sans cesse convoquer pour nous-mêmes, mettre à jour. Cette vidéo d’avions de chasse, j’ai commencé par y croire et ce n’est pas pour rien. C’est son bruit qui m’a attirée.

Je tente d’observer comment on s’y prend devant le sentiment d’impuissance et je tente de revenir, ici, à la question de l’écriture. Si je me suis arrêtée, au milieu de tweets sur la guerre mais aussi, parce que tel est mon fil depuis quelques années, sur la peinture, la photographie, la littérature, le cinéma, l’urbanisme, la poésie, le féminisme, l’écologie, la banlieue, Paris, Marseille, l’Afrique via RFI, la politique américaine, le son, le sommeil, les musées, la recherche, si je me suis arrêtée, donc, sur le bruit des avions de chasse dans cette vidéo où il était écrit qu’ils passaient au-dessus des immeubles pour tétaniser les populations, c’est aussi parce que ces derniers temps, pour Bruits, je lis des textes sur la torture blanche, autrement dit, l’utilisation du son comme d’une arme.

Et voilà qui me rappelle autre chose. La semaine dernière, je me suis rendue au théâtre écouter une lecture où il était question de réfugiés morts en Méditerranée et des tortures infligées à ceux qui accèdent aux rivages. Si j’ai manqué m’évanouir, à ce moment-là (j’étais au premier rang, il a fallu fixer un point, longtemps, à droite de la scène, quitter le comédien des yeux tout en ayant peur de créer, littéralement, un malaise dans la salle, d’arrêter la représentation, ce qui a peut-être amplifié encore les impressions), quelque chose en moi de l’écrivaine s’est aussi rappelé ces lectures récentes sur le son comme arme. Quelque chose de tordu, pendant ce vacillement, a fait lien, entre documentation et fiction, avec le travail en cours, effectuant à toute vitesse des allers-retours entre la salle (le réel tangible de ce présent-là, lieu où des gens, assis et masqués, écoutaient un texte, ne s’évanouissaient pas mais peut-être comme moi, pour certains, étaient tout au bord) et les corps suppliciés, invisibles, convoqués sur la scène.

Je crois que j’écoutais à la fois moins et davantage. Depuis le temps, je sais bien que l’écriture, ce n’est presque rien, ce n’est que ça. Que faire d’autre ce matin que de consigner ce vacillement, son impudeur, son impuissance ?

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