Fenêtres Open Space

site d’Anne Savelli

L’attente

dimanche 8 Novembre 2020, par Anne Savelli

Comment écrire quand la réalité délire chaque jour ?

Faut-il se couper littéralement du monde, plonger dans sa propre fiction, imperméable aux événements, aux lois, aux choix, aux informations extérieures ?

Faut-il ne trier que ce qui nous concerne ?

A-t-on besoin d’être seul.e, ou en lien, ou les deux, ou ni l’un ni l’autre ?

Voilà les questions que je me pose, jour après jour, depuis plusieurs semaines. Par moments, il m’est impossible de me concentrer. À d’autres, j’arrive à mener plusieurs projets de front : les jours se suivent, se ressemblent et ne se ressemblent pas. Où sont passés les repères qu’on se forge d’habitude quand on doit construire ses journées soi-même, qu’on ne suit que son propre emploi du temps ?

(D’habitude ? Ne devrait-on pas, plutôt, parler d’avant et mettre la phrase au passé ?)

Où est passée l’assurance de savoir à peu près au matin sur quelles forces compter ?

Je pars, je traverse une partie de Paris, parfois telle que je l’ai connue, parfois endormie (Pigalle). Je vais voir Maryse au cimetière Montmartre, passer un moment avec elle pour me couper du monde, des chiffres, des masques, des attestations et tutti quanti. Il fait un peu frais et ensoleillé.

(j’oublie sciemment la violence)
Les autres jours, je me demande que faire dehors : les bibliothèques sont fermées, les cafés sont fermés, je connais le quartier par cœur et n’ai plus envie d’aller y chercher d’infimes détails : l’infra-ordinaire, raz-le-bol. Mieux vaut monter chez ma voisine du 4e, Jacqueline, 89 ans, avec un recueil de photos prises vers 1975.

(En remontant Belleville, François-Xavier Bouchart, Creaphis)

Cela fait un moment que j’interroge Jacqueline sur la vie du quartier pour un projet de L’aiR Nu. Cette semaine, je découvre que le son que j’ai pris est inexploitable, juste bon à me servir de support pour écrire un texte, ce qui est un peu décourageant mais pas très étonnant : Jacqueline ne vit que fenêtres ouvertes, c’est d’ailleurs le sujet du texte en question. Cette fois, je viens sans mon enregistreur. Ironie du sort : les fenêtres sont fermées. Nous nous asseyons, masquées, nous regardons ensemble chaque page du livre, qu’elle commente. Et me voilà à lui parler de Perec, car François-Xavier Bouchart (photographe mort prématurément dont je connais le travail car il a réalisé un recueil magnifique sur les lieux de la Recherche) a pris des images de la rue Vilin lors de sa destruction. Tiens, Robert Bobert intervient dans le livre, j’avais oublié. Quant à son titre, de toute façon... Bref, revoilà Perec. Autant intégrer ici le film de Bobert, En remontant la rue Vilin, pour le revoir le plus vite possible :

(l’infra-ordinaire, doit-on en sortir ? Oui ? Non ?)

Lieux du quotidien et écriture, suite : j’ai réussi à me replonger un peu dans Bruits durant deux jours cette semaine. J’y avais laissé mon héroïne, F (cinq ans environ, en fuite) cachée dans la réserve d’un supermarché. Depuis un moment, je guettais celle du Franprix, j’avais envie d’aller y voir. Eh bien il a suffi de dire "j’écris un roman" et la caissière, puis le gérant, m’ont laissé visiter — au pas de course — ce que d’habitude on ne voit pas : la réserve, donc, avec sa chambre froide, mais aussi les vestiaires, la (très petite) salle de pause, le bureau de direction. Voilà qui m’a donné de l’élan durant quelques heures.

L’élan, la stimulation : je ne cesse d’y penser, parce qu’ils sont brisés sans arrêt. Par moments, nous réussissons à les retrouver grâce à d’autres, à les transmettre à notre tour. Mais c’est parfaitement laborieux. Aussi, la fin de la semaine avec son suspense intenable puis les images de joie dans les rues de New York, les larmes de soulagement sur les plateaux télé, le monsieur carte de CNN, tout cela est-il bon à prendre même à être sans illusions. Il est bon de sentir l’énergie vitale des autres, qu’elle soit planétaire ou se niche deux étages plus haut, ou dans les rayons du Franprix.

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