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VF en série. Deuxième bonus : vos sas

lundi 12 Août 2019, par Anne Savelli

Voici les textes que j’ai reçus après avoir proposé un atelier d’écriture consacré à la notion de seuil, sujet du deuxième épisode de Volte-face sur remue.net. La consigne était la suivante : "Et si vous écriviez à votre tour un texte sur le seuil, le sas, le hall d’entrée en évoquant le lieu de votre choix ? Ce peut être une maison, un commerce, une institution, rêvés ou réels... tout ce qui vous plaira, du moment que ce seuil débouche sur un espace jusqu’ici inconnu (il ne s’agit pas d’évoquer un endroit déjà familier). L’idée est de ne décrire que le seuil, pas la pièce sur laquelle il donne." Sept volontaires se sont présentés, dont trois qui, comme moi, se sont inspirés d’une oeuvre - comme je suis joueuse, pour savoir lesquelles, il faut cliquer, ou m’écrire !

C’est ainsi que nous nous trouvons maintenant devant un lieu collectif et changeant aux multiples portes d’entrées. Vous êtes prêts ? Par ordre d’apparition, vos guides seront Juliette Cortese, Françoise Valéry, Christine Simon, Sylvie Piquera, Piero Cohen-Hadria, Frédérique Devaux et Romain Viginier.

*

C’est un seuil ordinaire constitué de blocs, parois amovibles des musées qui recomposent inlassablement les espaces. C’est un seuil ordinaire et c’est saisissant ce que vous voyez depuis le seuil. Vous passez la tête et d’abord vous ne voyez rien. Le noir. Le sas noir. La pièce noire.Vous n’en devinez même pas les contours, vous êtes égarés dans l’espace obscur. À un moment vous ressentez la lumière sans la voir. Elle nimbe l’air, sans le traverser elle se déplace dans l’obscurité, vous parvient sous la forme d’une onde noire. À l’appel de la lumière, vous levez la tête, et du seuil vous apercevez seulement sur l’immense plafond – la pièce obscure fait la taille d’un gymnase de collège – une multitude de lits métalliques alignés côte-à-côte. Leurs squelettes très simples en tubes néons diffusent de la lumière noire. C’est un dortoir d’internat. Suspendu. Renversé. Lumineux. Obscur.

Le sas, de Juliette Cortese, inspiré par

*

Un souffle avant que la sensation m’atteigne
d’abord aux pieds
une température plus fraîche
imprègne les chaussures spéciales
dont je suis équipé-e
sortes de chaussons souples, à la fois stériles et poreux
reliés par capillarité à l’ensemble de la combinaison
la semelle – étanche – fait corps avec l’empeigne ajourée
taille et matière auto-ajustables sur le sujet selon l’environnement
m’a-t-il été exposé.

Je ne saurais être plus précis-e sur l’origine de l’information
seulement creuser la question : qui ? d’où ? comment ?
l’écran est total
depuis les grands bouleversements
qui nous ont conduits, moi et les autres
à subir ces exfiltrations
à recevoir ces communications d’une source imprécise
mais impérieuse quand elle se manifeste
à laquelle on ne peut ni répondre ni se soustraire
– intelligence artificielle ? collège d’épargnés ultra-planqués ? génial maniaque isolé ? –
ayant trouvé le moyen de hacker nos neurones
sans média aucun – après la saturation médiatique que l’on a connue –
si cela se lit ou s’entend, ni même si cela se déroule
impossible à dire – le temps n’a plus cours.

Comme les fois précédentes la communication a été transmise
comme dans un flash
en un instant non mesurable de perfusion
d’un coup j’ai su, l’équipement, tous les détails, composition et mode d’emploi
en même temps que je l’ai su je les avais sur moi
la combinaison, les chaussons, le casque
c’est ainsi que cela se passe aujourd’hui
quand quelque chose se passe
je me retrouve, comme les autres, exfiltré-e toutes affaires cessantes
équipé-e en conséquence
pour le bon déroulement d’une opération
dont j’ignore le but, la finalité
et dont j’oublie les étapes
je sais ce que j’ai à faire au fur et à mesure
dans une sorte d’imprégnation à la fois immédiate
et légèrement retardée, d’un souffle.

Je conserve dans ces moments particuliers ce repère pour moi-même
je ne sais trop pourquoi
en souvenir du temps : le souffle
maintenant que nous sommes aujourd’hui
un souffle succède à un souffle
sans s’additionner
perpétuellement au présent.

Par les pieds cela commence, cela continue de commencer
le stade du commencement s’éternise
et mon cerveau-pilote immédiatement activé analyse
juxtapose ce qu’il reconnaît :
fraîcheur & instabilité
constante récupération de l’équilibre du corps vertical
micro-mouvements multidirectionnels de la plante des pieds
sur un socle légèrement en pente
constitué d’un matériau dur fragmenté en morceaux inégaux
soumis à une alternance rapide de flux et de reflux
& cette fraîcheur n’est pas qu’une fraîcheur
bien que localisée, elle modifie l’ensemble des paramètres
& il y a aussi le son
succession de périodes courtes de bruit blanc
un peu effiloché de rose aux extrémités
et de silence apnéique
alterné au même rythme que les influx frais

La fraîcheur parvient désormais aux hanches
bien que je n’aie pas bougé
la vue panoramique n’a pas encore été activée
je ne peux que projeter
à l’intérieur de la visière de mon casque intégral
des images mentales emmagasinées
qui me forcent à loucher.

Ce qui nous attend
ce que le proche avenir nous réserve
ne sont que pur langage
souvenir rhéthorique
façons de dire qu’on ne saurait rien attendre
et que l’on restera au seuil
perpétuellement débutant
& sur le point de savoir.

Comme nos chaussures spéciales
à la fois stériles et poreuses
l’esprit dans ces moments est rendu
à la fois stérile et poreux
soumis aux influx des communications
rien ne peut y pousser sans implant préalable
rien ne prend
ne se développe
ne peut par conséquent ramifier dans des directions imprévues
reposante soumission.

Nous sommes debout, semble-t-il
bien que de moins en moins pesants
nous n’avançons pas
occupés à maintenir notre équilibre
la moitié du corps plongé dans une fraîcheur mouvante
encore un souffle, la fraîcheur monte
nous sommes prêts pour la suite.

Un souffle avant, Françoise Valéry

*

« Vous entrez dans une zone de perturbation sensorielle », c’est le message qui sort de la tour noire posée à l’entrée du sas, « vous entrez dans une zone de perturbation sensorielle », la phrase tourne en boucle, une voix de femme, grave, peut-être le seul repère donné, un repère qui n’en est pas un, un repère qui dit qu’on n’en aura pas d’autres.

On est prévenu que le sas plonge ses visiteurs dans une sorte de flou destiné à créer le vide intérieur. Pensé qu’il s’agit de faire tabula rasa, de provoquer le coupe-circuit des réseaux neuronaux, d’entraîner l’amnésie, l’aperception, l’arythmie, l’aveuglement aussi, par une série de dispositifs cachés. Et peut-être le chaos davantage que le vide.

On se saisit alors d’un outil mental, on construit très vite un palais du sens, des cases de compréhension, où viendront se glisser les découvertes, comment résister à l’affolement des sens, sinon par une rigueur de l’esprit, un méta-système qui construit sa loi, dans l’univers déstabilisant qu’on nous prépare.

Perturbation

Rien pu voir, juste peut-être, au début, une silhouette grise, à quelle distance on ne saurait dire. Au bout de quelques secondes dans le sas, un brouillard s’est levé. Blancheur sortie des murs. On se met à humer, mais la buée ne sent rien, elle n’est même pas humide, au contraire, si on doit tenter de nommer, on dirait brouillard sec, qui se développe en volutes de plus en plus denses. On a peur de suffoquer. Pourtant ce n’est pas de la fumée.

On tressaille, on se heurte à quelque chose, même pas distingué dans le magma blanc, mains tendues d’instinct, tentant de limiter l’effet du contact, mais le renforçant dans le même mouvement, la peau chaude, la résistance des os, le tissu du vêtement, de la soie, quelques parties molles, les seins, peut-être le ventre, cette sensation que les mots sont plus lents à atteindre le cerveau quand le regard manque, on happe l’air, corps effacé, bientôt effacé comme souvenir même.

La vision, pas d’objet.

Pensée qu’il s’agit de nous former à un spectacle à venir, à quelque chose qui ne se préciserait que peu à peu. D’où le mot de « sas », une entrée en matière.

Perturbation, la numéro deux, on classe, on trie.

On marche et le sol fait obstacle, comme quelque chose qu’on pousse en avançant, qui se redresse et sur lequel on bute, on se baisse et on touche du bout du doigt ce qu’il semble être une feuille de papier à vergeures et fils de chaîne, tressage du vergé qu’on reconnaît sous la main. On la rabat du talon sur le sol.

On marche sur du papier, on suppose qu’il s’agit d’un livre, au relief, d’un livre ouvert, un volume qui couvre l’entièreté de l’espace, qu’on écraserait comme on le fait d’un livre trop épais dont on veut casser la tranche, on est en équilibre précaire. Presqu’une incapacité à se tenir debout. On étend les bras, de crainte de.

« Vous entrez dans une zone de perturbation sensorielle », pourquoi cette répétition, on est entré depuis un moment déjà, l’effet déstabilisateur compte plusieurs étapes déjà, la voix voudrait convaincre que le corps lâche, que le temps reboute sans cesse, mais on s’est habitué au trouble. Et l’architecture mentale s’échafaude, construisant la chronologie.

Ce qui perturbe, c’est que ça fatigue, ça, tout réinventer, les mots pour penser ce qui ne se donne plus, les évidences à reconquérir, devoir se remémorer les sensations et les nommer.

On s’accrochait encore au son.

La voix rauque, la phrase « vous êtes ici…, etc », tout à coup inaudible, ça creuse outre-tombe, on pense à un de ces effets du « vocal fry », le larynx se délite sur la fin, la corde grince, mais c’est plus grave, la perturbation atteint à présent toute la phrase, le sens des mots, per…ba…, les mots égorgés, dégorgés aussi, se perdant jusqu’au silence. Ce silence qui grésille à la façon morne d’une mire dans la nuit.

On reste immobile, abandonnée, réduite à ce « on » quelconque, pas d’intention particulière. On est dans le sas, le lieu d’avant, mais d’avant quoi.

Le sas, de Christine Simon, inspiré par

*

Je pars pour l’Arlequin. Repère sur le plan, site du cinéma d’art et d’essai, carte de 5 places pour 30 euros, avant c’était le Cosmos. Affiches dans la tête pendant le parcours dans le métro. Fébrile. La veille déjà les chansons dans la tête. Sortie du métro St Placide. Daniel devant moi. J’arrive 45 mn en avance. C’est rare, mais de plus en plus en avance pour mes rendez-vous. Le quartier est presque désert. Peu de monde dans la rue. Des cafés fermés. Un seul ouvert devant le ciné. Affiches et articles en vitrine. Qu’est-ce que je fais ? Je vais prendre ma place, on ne sait jamais. Souvenir du Cosmos dans les années 90 ? Avec Dominique ? Les films russes … Une déco fatiguée à l’extérieur, un peu laissée à l’abandon aujourd’hui … Intérieur déco dorée, ambiance embrumée brillante … Affiche du film, très belle photo de Daniel Darc. J’aurais dû photographier, mais j’étais dans le présent, pas de distance. Je n’ose entrer, comme dans un lieu saint, une église … Alors je fume une clop.

J’entre. « Il reste des places pour Daniel Darc ? » Comme si ça allait déjà être complet. « Oui, bien sûr. » Heureuse ! Il me reste 35 mn. Le seul café ouvert est bondé. Reste Deux places en plein soleil et il doit faire 30 degrés. Je me dis en plus, si c’est pour avoir un café à 4 euros …
Alors je pars pour chercher un autre café. Rue de Rennes, rue St Sulpice ? Café Hermé, hors budget. Place St Sulpice, café plein.
Et soudain, je pense à Georges, rue des Canettes, années 80, Tristan, Lorenzo, Claire, Pierre …
Une vague énorme m’envahit …
Sera-t-il encore ouvert ?

J’avance, vois un bar plein … C’est pas ça. Puis plus loin, sur la droite, un café à la devanture peinte en marron. « Chez Georges » ! Il est ouvert ! Un homme lit son journal, assis devant une petite table, sur le trottoir qui fait à peine un mètre de large. Je m’approche, on se regarde, je le salue, lui, avenant, souriant, un certain âge, se lève et me demande ce que je désire. « C’est possible de prendre un petit café avec un verre d’eau s’il vous plait ? Sur la terrasse pour fumer ? » « Bien sûr, asseyez-vous ici » en me montrant sa place, il se lève et enlève le journal. « Je ne voudrais pas vous déranger », « Oh mais non, allez-y, je vous en prie »
Je suis déjà dans le sas depuis 20 mn. Le film se rapproche de moi, les conditions sont excellentes. Le monsieur est charmant. Un autre plus jeune est au bar et sourit. Je ne sais plus où je suis, ni en quelle année. Le café est presque vide. Deux femmes sont assises à une table près du mur, une, beaucoup plus âgée que l’autre. Elles me sourient. Je lis dans ce regard un viatique pour les années 80 et la suite de mon voyage. Le café arrive, il est délicieux, l’eau fraîche me régénère. Je surveille ma montre, mon portable. Je revis, je respire, je bois doucement, une gorgée de café, une gorgée d’eau. Je vais faire un voyage au contrôle technique, comme le serveur a nommé ce lieu d’aisances. Passage dans un labyrinthe d’époque, affiches et radio des années cinquante, tournis et vertige. Arrive le moment de partir, je paye. Tout est sourires, connivence, échange.

Je me lève et marche vers le cinéma. Une clop devant et je me lance dans ce temple de l’image.

Encore 10 mn. Néon, ambiance dorée, rose, grand escalier.

Escale à la petite table de pubs. J’attrape le dépliant sur le film et celui sur le festival Flamenco de Saura. Les secondes s’égrènent, je prends tout … en double et attends.

Nous pouvons enfin descendre l’escalier. Attente en bas devant les portes de la salle.
Les spectateurs sortent un par un, avec une démarche lente, comme s’ils venaient d’un autre monde … J’entre enfin dans la salle. Choix de la place, attente pendant les pubs, discussions des voisins qui brouillent mon état de méditation.
Soudain, la lumière s’éteint avec la musique et le générique.
J’ouvre les yeux, les oreilles, mon cœur.
La musique commence.

Sas, de Sylvie Piquera, inspiré par

*

c’est qu’il fallait le cacher, qu’il ne se voit surtout pas – c’était un secret, il était là mais on ne le savait pas ou, du moins, quiconque d’autre : ils étaient quatre, au moins, à le tenir là prisonnier ; l’une d’entre eux (il y avait trois hommes, et elle) était celle qui connaissait les gens de l’immeuble – il était situé au huit de la rue, elle connaissait la vieille dame du deuxième - ils vivaient au premier, et c’est là qu’ils avaient construit le réduit – elle lui faisait ses courses, elle garait sa voiture au sous-sol, c’est là qu’ils étaient arrivés, c’était en mars, le seize – dire qu’ils y vivaient est un peu excessif ça ne s’appelle pas vivre, ils y étaient et le gardaient au secret lui, cet homme de soixante deux ans, il portait un survêtement de sport (sa fille dira le choc de le voir dans cette tenue) et toute la journée assis sur le lit il écrivait, des lettres à ses proches comme à ceux de sa corporation mais ceux-là l’avaient largué, il n’était pas question pour eux de transiger et de négocier, non, rien, il avait même fait appel à l’autorité suprême – cet homme avait la foi, il priait, tous les matins il allait à la messe dans la même église moderne faite de briques, ronde et laide, sur le chemin qui le conduisait de son domicile (au nord de la ville, sur la rue Forte Triomphale) à son bureau à la présidence d’un parti qui n’existe plus – mais celle-ci, cette autorité innommable, avait enterré encore un peu plus l’espoir qu’il pouvait mettre dans les hommes et dans leur compassion – c’était trop fort pour lui et le pape, puisqu’il s’agit de lui, l’innommable, avait alors signé là son arrêt de mort. Tous les matins, pendant ces cinquante cinq jours, il paraît qu’il avait prié, à genoux devant son lit dans l’exiguïté de ce réduit dissimulé derrière une bibliothèque, un mètre cinquante de large sur un peu plus de trois de long, l’homme était là et mangeait des légumes, prenait quelques médicaments. On dispose d’une photographie de lui, elle parut dans le journal, il tient devant lui un journal pour authentifier son existence qui ne tient qu’à rien devant l’objectif, il a adopté une espèce de sourire un peu triste, il y a l’étoile derrière lui signifiant ceux qui l’ont enlevé, il y a ce regard… Moi je ne sais pas, c’est un homme qui m’a toujours fait un peu de peine peut-être parce qu’il venait d’être grand-père (je crois que c’était son deuxième petit enfant, je ne sais pas exactement) et qu’il en parle dans ses lettres à sa femme. Il existe un recueil de ces lettres, comme il existe un texte de lui par lui nommé Mémorial – il semble qu’on ait fait disparaître ces preuves, ces objets, ces réalités : ce « on », en l’état, c’est l’État lui-même ; c’est que cet homme gênait le bon déroulement des choses, il voulait s’allier au parti communiste pour gouverner le pays avec lui barrer la route au fascisme, à la mafia qui avait les traits du président du conseil des ministres d’alors ; ça ne s’est pas fait, comme on sait. Comme on sait aujourd’hui, plus de quarante ans plus tard, le seuil est en passe d’être franchi – il y a une chanson qui fait « il suffit de passer le pont / c’est tout de suite l’aventure », les chansons racontent souvent des histoires vraies ou des sornettes - on l’a retrouvé non loin de la rue des Boutiques Obscures, recroquevillé dans le coffre d’une quatre L rouge, huit balles dans le corps et du sable dans le revers de ses bas de pantalon pour faire croire à une détention proche des côtes, c’est un homme qui serait sans doute mort aujourd’hui comme la plupart de ceux qui l’ont laissé choir – il y a sans doute là, de ce fait, une justice mais dans quelle mesure cette humanité-là ne ressort-elle pas de la canaille ? Plus tard, donc la police est entrée dans cet appartement, au premier étage d’une rue d’un quartier résidentiel du sud de Rome, dans le douzième arrondissement, elle a découvert le réduit, le garage, la vieille dame du deuxième qui ne se doutait de rien. C’est ainsi dans ce monde-ci, les choses vont comme elles vont (de temps en temps la terre tremble, dit le poète).

Le seuil, de Piero Cohen-Hadria

*

Décidément, c’est toujours la même histoire avec ces satanés sas... on s’angoisse devant parce qu’on ne sait pas ce qu’il y a derrière, mais si on ne les passe pas, on ne saura jamais... et on peut rater tellement de trésors !
Quand j’étais petite, mes parents m’avaient amenée devant la grille de l’école maternelle la veille de la rentrée. J’avais pleuré, crié, hurlé, je ne voulais pas y aller... le lendemain, toutefois, l’environnement m’était devenu familier et j’ai pénétré dans la cour, fière comme Artaban, sans un regard à mes parents...
Ç’aurait été dommage de passer à côté de l’école quand même...
Et ce nouveau petit sas ridicule devant moi là, pourquoi ai-je à chaque fois autant de mal à le franchir ?

Ce n’est pas à cause de sa taille écrasante, en général il dépasse à peine une paume de main, je l’ai donc à ma merci...

Ce n’est pas son apparence, en général soignée, souple, douce et pleine de promesses, soit par ses fioritures, enluminures ou son frontispice et ses inscriptions plus ou moins kabbalistiques, autant d’indices censés annoncer un vestibule, des pièces et des couloirs riches en couleurs, personnes et événements sensationnels.

Ce n’est même pas l’expérience réussie de franchissements de sas similaires par le passé et les souvenirs merveilleux qu’ils ont pu laisser...
En effet, ce sas magique, telle la boîte de pandore ou la langue d’Ésope, on ne découvre ce qu’il recèle, d’exquis ou délétère, qu’après avoir arpenté le dédale qu’il nous invite à rejoindre, suite au conseil d’un ami, à l’attraction particulière de son apparence, parfois à la quantité de personnes cherchant à en franchir le seuil en même temps (en général, ça me fait fuir...).

Souvent, le terme de la visite est décevant ou tout juste satisfaisant, parfois franchement horrible, révoltant et finalement, combien de « passages » ont généré ce sentiment de « forcément sublime » ?
C’est tellement subjectif en plus... un sas historique, parfaitement réalisé peut se révéler objectivement extraordinaire mais ne déclencher aucune émotion, au moins au premier passage... il faut alors y revenir pour en apprécier les moulures subtiles, les petites touches personnalisées et les judicieux trompe l’oeil éventuels.
D’autres, chargés et luxuriants, peuvent ne renfermer que d’insipides espaces, telles ces chambres d’hôtel déclinables à l’infini aux quatre coins du monde.
Combien de chances de trouver le bon sas ? « so many men so little time » chantait le disco... je ne veux pas perdre mon temps dans des espaces stériles alors que d’autres sont si pleins de mes attentes...

C’est bien mon problème et ma difficulté à boucler l’exercice, je préfère de loin revenir encore et encore vers mes sas préférés, par goût de la sécurité, manque d’esprit aventurier et parce que j’y ai trouvé exactement l’univers que je cherchais... mais ces sas si familiers, je ne les aurais jamais connus si je n’en avais d’abord franchi le seuil une première fois...
Bon allez, je l’ouvre ce livre ?

Sacré sas, par Frédérique Devaux

*

Je suis dans le sas et avant le S.A.S. Le « Système Arpanet Sacré ». Il est derrière la porte face à moi, il m’attend. Pour atteindre ce Graal, il faut patienter quelques instants dans cet entre-deux mondes et accepter d’être ausculté par la machine. Il fait frais, presque froid, de ce froid qui va me saisir en entrant tout à l’heure. Pour garder toutes ces données et la mémoire de l’humanité, il ne faut pas du congelé ni du surgelé. Il faut du froid, du très froid et plus précisément de la cryogénisation pour conserver et pérenniser.
Dès que je suis entré, la porte s’est refermée derrière moi. L’endroit est exigu ; je le déconseille aux claustrophobes ! Il règne une pénombre où je ne vois même pas mon ombre… Quand mes yeux s’habituent enfin, des chiffres se mettent à défiler de tous les côtés et dans tous les sens. Sens que l’on perd très vite avec ces chiffres qui changent constamment de couleurs et qui donnent le tournis. Le tout dans un silence pesant. Pas un bruit, pas un son, juste de temps à autre un petit bruit lointain qui fait penser à ces anciens modems, préhistoire d’internet d’à peine vingt ans ! La sensation est désagréable, renforcée par ce tourniquet et ce bras articulé qui se met à tourner autour de moi et que je n’avais pas entendu venir. Ils nous mettent en mode « immersif ». Pour être à la page, ça sonne bien « immersif » …Tout est en mode immersif de nos jours : depuis le cinéma 5D jusqu’au musée de village sur la dentelle dans le Pas-de-Calais au XIXème, en passant par la recette de la mayonnaise à l’ancienne sur « Tambouille.Ogre ». « A la page » et « immersif » ; deux termes qui vont aussi bien ensemble que « désuet » et « darknet » ou « surannée » et « vlog » ! Vlan…
En tout cas, je suis littéralement scanné de bas en haut, puis de gauche à droite, puis de haut en bas et droite à gauche. C’est le deal quand on vient ici. Pour entrer dans ce saint des saints et percevoir la puissance des big-data, il faut se livrer, se dépouiller et se retrouver à nu.
Mon pedigree sort quelques instants plus tard ; certains appellent ça « l’e-réputation », ici c’est simplement la « carte d’e-dentité ». Ma vie numérique de l’enfance à l’âge adulte, de l’adolescence à l’obsolescence, tout est passé à la moulinette. On pose toute sa vie en offrande sur l’autel de la modernité et on la voit défiler sur des images stroboscopiques ; effets garantis au niveau visuel !
J’en prend plein les yeux au propre comme au figuré. Tous mes sens sont en éveil puissance dix comme si j’avais gobé un cachet d’ecstasy gravé d’un taureau ! J’ai l’impression d’être en mode survie dans cette boîte à sardine millénariste ! Effet renforcé par la pression auditive puisque la machine se met à cracher un medley de mes musiques préférées ou qui ont marqué ma vie ; en positif comme en négatif. Ce tourbillon d’images, de chiffres qui continuent en filigrane, de musiques, d’odeurs car même ça, ils ont réussi à recréer des odeurs surgis de l’enfance ou d’ailleurs ; cet environnement sensoriel total me donne le vertige. J’ai presque la nausée et je sens que je vais flancher face à ce déluge. Ils veulent ma mort ?!? C’est une Near Death Experience ce sas ?!
La puissance des données est poussée à son paroxysme. Peu de gens ont franchi ce seuil pour entrer, contempler, découvrir l’armature et le code source de l’ancêtre d’internet : Arpanet.
Pourquoi suis-je là, comment suis-je arrivé là ? Est-ce que je suis un « élu » à même de déchiffrer ce code ? Un Alan Turing des temps modernes face à Enigma ? Et si oui, pourquoi faire ? L’améliorer, le cracker, découvrir les mystères de l’univers et entrer dans une nouvelle ère : L’homo-numéricus-ectoplasmus ? Matière molle dans un monde virtuel ? Non, ce sas est vraiment trop difficile à supporter, je n’en peux plus de ces illuminations, ces musiques, ces images et de ce froid qui commence à infiltrer mes os.
Je décide de puiser au fond de moi-même la force pour tenir et accomplir mon destin. A présent, tout s’éclaire dans cet environnement saturé de lumières qui tranche avec cette pénombre initiale.
J’ai tout compris : après le Big-Bang, Big-Ben et les big-data ; les douze coups du Big-Bug ont sonné. Je vais casser ces « zéro » et ces « un », en faire des zéros virgule cinq ou des zéros virgule zéro à l’infini, les craquer, les croquer et adieu aux autoroutes de l’information, adieu à la course effrénée du monde…Bonjour aux chemins de traverses numériques, bonjour aux sentiers vicinaux virtuels, au GR 2.0 et bonjour aux poètes du net.
La porte s’ouvre, je vais entrer.

Le S.A.S, de Romain Viginier

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