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Au pied du mur

dimanche 6 Août 2023, par Anne Savelli

Dans Documenteur, mon film préféré d’Agnès Varda, le fils de l’héroïne, Emilie, une jeune femme quittée par son compagnon, obligée de se débrouiller seule et de trouver très rapidement un nouveau logement, lui demande : "Et si je ne suis pas content, qu’est-ce qu’on va faire ?". En voix off, la réalisatrice, qui exprime en quelque sorte les pensées de cette femme de fiction jouée par Sabine Mamou (la monteuse de Varda, d’habitude), s’interroge à son tour : mais oui, c’est vrai, s’il n’est pas content, qu’est-ce qu’on va faire ? Content ou pas content de quoi, dans cette situation d’urgence ? Du logement qu’elle réussira ou non à trouver ? De cette vie qui n’est pas choisie ? De l’instabilité dans laquelle elle le place, malgré elle ? Le fait que l’enfant puisse poser la question, dire Je suis content ou Je ne suis pas content, alors qu’ils risquent tous deux de se retrouver à la rue, m’a toujours énormément frappée. Depuis que j’ai vu ce film, je porte en moi cette réplique, la déformant, peut-être (je le saurai quand je l’aurai revu). Pouvoir poser la question, la prendre en compte, c’est une immense délivrance. C’est commencer à ne plus subir.

Ecrivant ces mots, je veux surtout revoir Documenteur. Si je les écris, cependant, au lieu de lancer le DVD, c’est qu’à vrai dire, je n’ai envie de parler de rien dans ce semainier, et que la réplique me revient au moment où je m’en rends compte. Je n’ai envie de parler ni de Bruits et de ses possibles avancées (j’ai dit que je m’abstenais durant les vacances), ni de ce que je fais de mon été, que ce soit pour moi, pour le podcast de la page Patreon (mais abonnez-vous :-)) ou encore L’aiR Nu. Si je ne suis pas contente, ou plutôt, si je n’ai pas envie d’écrire ici (sans qu’aucune tristesse ne soit à l’oeuvre), qu’est-ce qu’on va faire ? Et ensuite, si vous n’êtes pas contents, à nouveau, qu’est-ce qu’on va faire ?

Bon, regardons et écoutons, plutôt, la bande-annonce de Documenteur et le début du film en suivant ce lien. Dans la première vidéo, vous reconnaissez la voix off, celle de la patronne de la jeune femme ? Et dans la seconde (l’aperçu, en bas de la page) ?

Dans la seconde, c’est Varda, comme je l’écrivais au début.

Suivons maintenant ce second lien, où elle explique qu’en Californie, elle a eu peur de perdre sa langue, c’est pourquoi elle a choisi de mêler des images de documentaire à sa fiction : pour réussir à dire sans dire, en quelque sorte. Il est merveilleux, ce passage de L’assiette anglaise, l’émission de Bernard Rapp, je vous le conseille (regardez le visage de Marie Colmant).

(La réplique de l’enfant joué par Mathieu Demy, le propre fils d’Agnès Varda, fonctionne peut-être, pour moi, comme les livres de Gaston Bachelard pour Agnès Varda, allez savoir.)

*

Update : je viens de revoir Documenteur. Mes faux souvenirs en disent long, sans doute, sur mon cas, mais l’idée n’est pas de dire quoi. Listons-les, cependant, car il y en a un certain nombre :

- La voix off d’Agnès Varda parle en son nom, au début du film, et non en celui de son personnage, dont elle dit d’entrée qu’elle ne se reconnait pas en elle — mais on n’est pas obligé.es de la croire, ainsi que l’indique le titre du film.

- La voix off la plus présente est celle de Sabine Mamou (Emilie), sauf lorsque sa patronne, une certaine Delphine, écrivaine, lui parle hors cadre ; sauf encore lorsqu’elle (Emilie) est enregistrée pour lire à voix haute quelques lignes (de Murs murs, si je ne m’abuse, le versant lumineux de Documenteur) à sa place. Malicieusement, Varda a remplacé la voix de Sabine Mamou par la sienne (ou celle de DS ? honnêtement, je me le demande encore), afin qu’Emilie s’étonne lorsqu’elle s’entend parler. Tout le monde, paraît-il, est surpris en entendant sa propre voix enregistrée — j’écris "paraît-il" car je n’ai, pour ma part, jamais eu cette impression.

- Quand Martin (Mathieu Demy) demande : "Et si je ne suis pas content, qu’est-ce qu’on va faire ?", ce n’est pas du logement dont il parle, mais du fait de dormir seul (sans sa mère, donc) dans une chambre, visiblement pour la première fois. C’est le fait de grandir, de devenir indépendant, qui lui fait peur, ce qui est presque le contraire de ce que je croyais. En réalité, Emilie trouve finalement assez vite un logement, sans confort, certes, et sans meubles (ce qui vaut une discussion avec son fils très intéressante, dans laquelle il lui dit qu’il préfère vivre dans les cartons, comme s’il était sûr qu’ils allaient repartir), mais sans risque de se retrouver à la rue. Ce n’est ni sa peur à elle, ni sa peur à lui. Lui, il a peur d’avoir peur. Elle, elle souffre d’avoir été quittée. Tous deux ont à lutter contre leur(s) solitude(s).

J’écris "presque le contraire", car par moments, c’est aussi la même chose : grandir, être indépendant, c’est quitter le cocon, risquer de ne plus avoir de toit sur la tête, "une porte quatre fenêtres", comme le répète la voix off du début — laquelle, déjà ?

Ce qui ne change pas : Documenteur reste mon film préféré d’Agnès Varda. Et Martin dit, en effet, à sa mère : "Si je ne suis pas content, qu’est-ce qu’on va faire ?".

Ce qui change : ce n’est pas "S’il n’est pas content, qu’est-ce qu’on va faire ?", la question que se pose ensuite Emilie, mais : "S’il n’est pas content, qu’est-ce que je vais faire ?". Heureusement, ce terrible poids se dissémine un peu dans la solitude des foules, des visages, qu’il est toujours possible de regarder (de filmer ou de photographier, pour Agnès Varda).

S’ils ne sont pas contents, qu’est-ce qu’ils font, les gens ? C’est la grande question, n’est-ce pas ?

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