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site d’Anne Savelli

Crashed

dimanche 12 Juillet 2020, par Anne Savelli

(Il faut peut-être que j’explique d’abord que j’ai dû arrêter de travailler à ce livre, Bruits, il y a deux ans, à cause du burn-out. À la place j’ai écrit Saint-Germain-en-Laye) (Bruits est un livre auquel je pense, sous des formes diverses, depuis dix-huit ans).

Lundi. Tout se passait bien, j’avançais enfin dans ma reprise de Bruits quand soudain, à 15h27, le crash inexplicable : après relance de l’ordi, le traitement de textes bugue et mon fichier principal, entamé il y a deux ans, sauvegardé il y a six mois (hélas), me revient sous forme de dièses. Entièrement. Chaque signe est un dièse, ou un zéro, comme on voudra. L’après-midi, le soir se passent à fouiller les dossiers, à renommer les extensions des fichiers temporaires pour pouvoir les ouvrir mais rien, il n’y a rien. Rien à faire d’autre que remettre la main sur la version datant d’il y a six mois. C’est le désespoir absolu. Le travail de dentelle que j’ai réussi, depuis peu, à mener à nouveau, les journées entières passées sur un paragraphe, tout a disparu. C’est là que je constate à quel point je tiens à ce texte.
(comme si je ne le savais pas)

Mardi. C’est une torture. C’est pire que si tout avait disparu. C’est la phrase parfaite qui ne veut pas revenir, c’est l’ancien paragraphe qui nargue, étale sa médiocrité. J’ai peur de la rechute (du burn-out). Mais je m’y recolle. Je ne répondrais plus aux mails ni à rien tant que je n’aurais pas "réparé" mon texte. Je me dis que ça va prendre des jours (sûrement). Je décide de noter ici ce que je ressens au fur et à mesure et, si possible, l’avancée des opérations. Mon navigateur bugue aussi : alors je n’ai plus confiance, en rien.

Je commence par la fin, par les dernières "minutes" du texte travaillées hier avant le crash. C’est désespérant, ça ne revient pas, ou pas aussi bien, ma phrase préférée s’enfonce dans la nuit, dans le cumul des dièses.

Ensuite, ce que je constate, c’est l’énorme différence d’une version à l’autre, de celle d’il y a six mois à celle d’hier. Quand je crois "retravailler" un texte, en fait je réécris tout. Je ne m’en rends pas compte à cause du traitement de textes et de sa fonction écrasement (ah ah). Si j’écrivais à la main, ma chambre serait remplie de ratures.

Je repense à ce que disait Virginia Woolf dans son journal. En résumé : "j’ai fini et donc maintenant il faut que je recommence, que je réécrive tout, jusqu’à six fois." J’avais la sensation de ne pas vivre la même expérience. Or, si.

J’essaye de me dire que, si j’arrive à surmonter l’épreuve, j’aurais la certitude du travail énorme que me demande chaque phrase du livre.
Je retravaille, je recommence, c’est moins bien, je m’accroche, ça reste moins bien, tant pis, il faudra retravailler encore, plus tard, une autre fois, quand cette version-là sera à jour. À midi, toujours le mardi, je découvre, en copiant collant le texte, que j’en ai perdu plus encore que je ne croyais. Je ne veux plus parler à personne. Je déteste le monde entier.

13h30. S’y remettre. Le crève-cœur absolu. Je ne cesse de voir ce qui manque et se dérobe, ne veut plus venir. L’ancienne version est une vieillerie insurmontable.

Mercredi, jeudi. J’envoie des mails pour dire que je ne peux plus répondre à rien pour le moment. Mardi soir, je suis allée à la papeterie acheter de quoi constituer une sorte de tableau géant à base de post-it, qui se trouve maintenant devant moi. Je me dis que Bruits sera un livre et un méta-livre. Que la rubrique du site va peut-être s’enrichir. Que je pourrais ouvrir, en parallèle, cette rubrique À pied dont j’ai également l’idée, puisque je persiste à vouloir marcher au lieu de prendre les transports en commun — ce qui, au passage, me fait plus d’une fois penser à Virginie Gautier et à l’objet de sa thèse, Poïétique du déplacement. De l’espace traversé à la traversée de l’écriture ("Trois types de déplacements organisent les chapitres : le voyage, comme saut vers l’inconnu ; la déambulation, comme réappropriation d’un espace public ; le parcours, comme délimitation d’un dispositif de création in situ.").

Par ailleurs, je refuse une invitation à l’autre bout de la France qui m’est envoyée comme on envoie un spam, sans même un bonjour. Le burn-out m’aura au moins appris à économiser, du mieux possible, mon énergie. Je suis encore d’une grande naïveté, à croire que les gens qui s’adressent à moi connaissent mon travail, mais je m’améliore : constater que non ne m’atteint plus assez pour m’empêcher d’avancer. Le crash du texte, par contre... Au matin, une douleur névralgique apparaît. Texte mis de côté, traversée de Paris, médecin, traversée de Paris.

Vendredi J’ai dit l’autre jour que "ma chambre serait remplie de ratures" si j’écrivais à la main : depuis la pandémie, je n’écris plus ailleurs et le regrette, mais c’est ainsi pour le moment. Heureusement, quelqu’un promène mon livre, Des oloés, l’emmène dans un de ces lieux que j’aime (lorsqu’on a pas eu l’idée d’y mettre la radio) : une laverie. Merci à Christophe Grossi pour cette balade et cette autre photo

prise dans ce métro que je n’emprunte plus depuis quatre mois maintenant. Cela fait un moment que je voudrais enregistrer un extrait de son dernier livre, La Ville saoûle, un extrait très précis dans lequel je me retrouve. J’allais le faire le jour où mon texte a été écrasé. Ce n’est que partie remise.

À propos d’écrasement, Christophe m’apprend qu’ePagine, site destiné aux libraires sur lequel il tenait une très belle rubrique de critique littéraire quand nous nous sommes connus, il y a dix ans, a supprimé tous ses articles. Je trouve ça symptomatique de ce qui se passe aujourd’hui, du mépris pour la recherche, la pensée, le vrai contenu. J’en suis désolée pour lui, mais pour nous aussi, pour tout le monde.
Retourner à Bruits, vite, vite.

Samedi Pour cela, en repasser par l’extérieur, par ce qu’il peut offrir. J’ai repéré le (((Festival Interférence_s))) au Centre Wallonie Bruxelles, qui pendant trois jours offre un panorama de la création sonore belge francophone mais aussi, par moments, française. Il ne s’agit que d’un très petit échantillon, me dit-on — dont je ne perçois du reste qu’une partie car il y a beaucoup trop à entendre en une seule fois, mais voilà qui ouvre des perspectives. Allongée sur un transat, un casque sur les oreilles, je découvre en particulier l’émission Jusqu’ici tout va bien d’Anna Raimondo, qui permet une sorte de voyage à travers des extraits d’autres émissions, de créations sonores, d’entretiens, de musique... Je sens que je vais suffisamment bien, justement, pour choisir l’épisode intitulé Burn-out et je ne le regrette pas. Non seulement tout me parle, mais tout m’envoie également vers du neuf (un livre à lire, une expérience dont se servir pour Bruits...). J’écoute, je note. Au passage, je fais le test proposé pour savoir à quel degré de risque on se trouve de l’écrasement : je suis encore au max. Bon. Rester tranquille, continuer à marcher, à lire, à écrire, à voir, à écouter (maintenant, je sais le son qu’il fait, pour moi, le burn-out).

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