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Nos vies quotidiennes

mardi 29 Mars 2022, par Anne Savelli

J’aimerais raconter la vie quotidienne d’un écrivain, d’une écrivaine, afin de faire comprendre en quoi elle ressemble, ou non, à ce qu’on s’imagine.

Enfin, à ce que j’imagine qu’on s’imagine.

Une écrivaine ou un écrivain qui anime par moments des ateliers en milieu scolaire, autrement dit : ni un animateur d’ateliers d’écriture qui ne ferait que ça (sans être écrivain lui-même, même s’il lui arrive d’écrire), ni un auteur de best sellers, qui n’a pas besoin de cette activité pour vivre, ni un auteur qui a un second métier stable, en CDI, bibliothécaire par exemple, et dont le temps libre sera, et c’est bien normal, consacré à l’écriture.

Première difficulté : cette vie, qui n’est pas encore racontée, existe-t-elle toujours depuis la pandémie ? La pandémie est-elle terminée ? Les librairies ne vont-elles pas refermer, les festivals s’annuler, les ateliers disparaître ? N’allons-nous, d’ailleurs, pas disparaître, tous autant que nous sommes ? Pouvons-nous, ces temps-ci, voulant déterminer ce qui fait la vie quotidienne, éviter de penser à la guerre et à la maladie ? Peut-on toujours se projeter, se plonger, se concentrer, se regrouper, se serrer, se réchauffer, se maintenir dans un univers stable ? Je suis bien désolée de plomber l’ambiance, mais c’est une vraie question. Mettre l’époque sous le tapis, est-ce possible ?

Pour un écrivain non, je ne crois pas, même s’il écrit tout autre chose.

Pour les non écrivains non plus, je ne crois pas, sans pouvoir l’affirmer.

Je n’ai pas encore commencé à parler de cette vie quotidienne, mais nous sommes déjà au cœur du sujet. Car la vie quotidienne d’un auteur qui anime des ateliers, s’appelle mouvance, bricolage, espoirs, déceptions, précarité, propositions, adaptation, changements, gestion de l’énergie.

Il y a toute la part d’écriture pour laquelle elle ou il, iel, est invité.e. C’est évidemment parce qu’iel écrit et est publié.e qu’elle ou il a été contacté.e pour animer un atelier, et qu’il ou elle est légitime.

Cependant, pour écrire, il faut tout le contraire de ce qui est demandé : du repli, du silence, une forme d’égoïsme, de l’hébétude, du doute. Tout cela fait partie de la légende de l’écrivain au travail (tout cela et bien d’autres choses), et, du reste, c’est souvent vrai.

Mais il faut, dans le même temps, chercher de l’argent, trouver de l’argent, se faire payer, vendre ses livres, autrement dit : soumettre ses manuscrits, mais aussi monter des dossiers, attendre, répondre aux commandes, être son comptable, s’occuper de sa paperasse (et ce n’est pas rien), sa publicité. Montrer qu’on est là, encaisser les refus. Continuer d’y croire, faire bonne figure. Et savoir, qu’en dehors du fait d’écrire, qui ne tient qu’à nous, le reste est friable. Il n’y a quasiment pas d’acquis.

Cela fait partie du métier.

(Même si la comptabilité et la publicité sont des métiers à part entière et que l’auteur, l’autrice, obligé de s’y coltiner, n’y brille généralement pas).

Les auteurs et autrices l’apprennent sur le tas. S’ils résistent, si le désir d’écrire persiste, malgré tout, s’impose même, disons le franchement, ne peut pas être contourné, alors, ils le savent, que ça fait partie du métier, et ils savent aussi que c’est leur problème.
Mais ce n’est pas si simple, évidemment.

Je vais parler maintenant de quelque chose qui me tient à cœur et dont, je crois, je n’ai jamais rien dit en public.
Attention, sujet sensible.

On nous dit, si nous exposons nos difficultés : vous avez choisi cette vie-là.
En fait, pas forcément. Pas exactement.

Il n’est pas facile de faire comprendre que non, cette vie-là, nous l’avons pas choisie exactement ainsi. C’est l’écriture que nous avons choisie. Il n’est pas facile de le dire, de se le dire à soi-même, de le saisir, de l’assumer.

J’ai lu un jour un texte de Juliette Mézenc qui parlait de ce choix qui n’en est pas un (Juliette qui écrit, fait des performances, travaille avec d’autres artistes et anime des ateliers depuis longtemps : elle sait de quoi elle parle). A l’instant, je ne retrouve plus ses mots (elle disait non : ce n’est pas un choix, je n’aurais pas pu faire autrement). Peut-être était-ce dans Elles en chambres, un livre que je vous recommande. Elle entre, en s’y faufilant, en les réinventant, dans les chambres d’écriture de certaines autrices.
Bref.

Afin de me faire comprendre du mieux que je peux, je vais tenter d’être plus explicite — je vais dire je, maintenant, je vais parler pour moi.

Moi, mon corps refusait d’endosser une tenue de travail. Je veux dire par là que, chaque fois que j’essayais de m’insérer dans un milieu professionnel classique, de salariat (et j’ai essayé plus d’une fois), je suis tombée malade. Chaque fois.

Ou alors, si j’avais trouvé une place et que je m’y faisais, la boîte fermait, il fallait tout recommencer (là encore, plus d’une fois).

À force, j’ai compris que, en ce qui me concerne, il ne servait à rien de s’obstiner. Qu’il n’y avait plus qu’une chose à faire : mettre l’écriture au centre, faire converger le reste.

C’est difficile. C’est un peu comme passer un entretien d’embauche quasi permanent. Mais c’est la seule solution.

Aussi j’arrive, nous arrivons, avec toute cette richesse en tête : le questionnement, la remise en cause, l’acharnement, les réponses personnelles à la situation, l’affirmation de son désir. Je peux les transmettre, d’une façon ou d’une autre, aux élèves. Leur donner de l’envie, de l’élan. Et j’adore ça. C’est une satisfaction intense.

Mais, comme dans le milieu de l’écriture, tout s’allège si je me sens épaulée. J’ai besoin d’alliés.

J’ai besoin qu’on comprenne notre économie, notre bricolage permanent. Car c’est une façon de comprendre ce qui nous angoisse — ce qu’on veut pas montrer, ce qu’on ne doit pas montrer, même, mais contre quoi nous avons à lutter, à combattre, à construire.

Nous ignorons si les autres savent que nous n’avons pas droit au chômage, ni aux congés payés et qu’une autrice qui tente de demander un congé maternité a intérêt à être en forme...

Nous sommes si peu nombreux que nous sommes peu structurés. Pourtant, nous sommes trop, nous sommes en concurrence les uns avec les autres.

Il y a trop de livres, pas assez de lecteurs.

Un livre en librairie, quand il y arrive, a un mois de survie.

Sur un livre, nous gagnons quoi ? Deux euros maximum ?

Ce genre de petites choses que les élèves, à tous les coups, demandent, et qui leur écarquillent les yeux.

Alors quoi, la passion ? Ce mot de passion est pratique pour ne pas raconter la vie quotidienne, dont je n’ai, au passage, pas commencé de parler.

C’est une vie qui change et qui ne change pas.

Au moment où j’écris ce texte, par exemple, je suis très satisfaite parce que je viens de terminer la relecture, pour une publication prochaine, d’un manuscrit entamé il y a sept ans et demi. La quinzaine de jours que m’a pris cette relecture m’a permis de mettre à distance la guerre et la maladie, ce qui est égoïste, certes, mais indispensable par moments. J’ai découvert, cependant, que la guerre et la maladie étaient dans mon livre.

(Sept ans et demi, c’est-à-dire : trois ans à écrire avec un éditeur au départ, puis, très vite, plus d’éditeur, trois ans ensuite pour trouver le bon éditeur, un an et demi, depuis, à attendre la parution).

Pendant que j’écris ce texte, je pense à cette relecture, terminée hier. Je viens de me sentir pleinement légitime. Je suis restée concentrée à l’extrême (je n’ai arrêté de travailler que pour animer un atelier, justement. Il a fallu, pour faire le raccord entre les deux activités, une demi journée de repos complet, chose qu’il a d’abord fallu comprendre, puis accepter).

Ce matin, je viens de passer deux heures avec une maîtresse de conférence qui s’intéresse à mon travail. Elle en parlera, le mois prochain, à l’université de Montréal : quelle belle vie ! Comme elle correspond à mes rêves !

Je me dis que je pourrais m’accorder un moment de calme, savourer, avant de repartir sur de nouveaux projets (le livre d’après, par exemple).

Je l’écris dans ce texte que vous écoutez.

Mais il y a l’argent, toujours, bien sûr, et c’est pourquoi apparaît maintenant un petit diable : celui de la deadline. J’ai peut-être droit à une aide covid (le confinement, ce moment où tout travail payé s’est écroulé, on est bien forcés d’y revenir, car les répercussions se font toujours sentir). La deadline approche à grands pas et j’ai découvert hier soir, sur les réseaux sociaux, que le formulaire était particulièrement retord à compléter. Aussi, ce que je m’apprêtais à dire de cette vie quotidienne va-t-il devoir être mis de côté. Remisé. Par cette vie quotidienne même.

Je ne suis pas sûre d’avoir droit à cette aide. Pas sûre de réussir à remplir le formulaire.

Pas sûre d’être légitime en cet acte, quand je me sens si légitime dans la relecture de mon livre.

Je crois que c’est exactement le sujet.

Nous avons tous ces fils à tenir : le livre qui vient, le livre en cours, les autres projets, le travail payé, les demandes d’aides, les formations, la paperasse, les réponses aux demandes, les propositions non payées mais si adéquates, comment leur dire non, etc. Tout cela et les ateliers d’écriture, donc.

Voilà comment nous arrivons.

Nous ne sommes ni des rocs, ni la mer mouvante. Nous somme parfois les deux. Comme celles et ceux qui nous accueillent, sans doute.

Reconnaître mutuellement nos paysages et de quoi ils sont faits, sable à charrier, tempêtes, eaux calmes, je crois que c’est de ça, ce matin, que je suis venue parler.

*

Texte écrit dans le cadre d’une matinée de formation intitulée "Écrire avec un écrivain", auprès d’enseignants, à la Maison de la poésie le 29 mars 2022, lu après un extrait de Marseille festin de Delphine Bretesché.

Photo : café de la Mairie, place Saint-Sulpice, en attendant Delphine Bretesché le 26 janvier 2018, qui y a lu, dans le petit brouhaha du lieu, ces deux extraits d’un texte appelé alors Bureau 114 (Québec festin) :

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