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Jours éveillés à Saint-Germain #3 : quand l’écriture danse

jeudi 4 Juin 2020, par Anne Savelli

Faire danser les élèves ? Les faire lire à voix basse, à voix haute, écouter de la musique, découvrir une nouvelle façon d’écrire ? C’est tout cela à la fois que nous avons tenté, Magali Albespy, de faire, un beau jour d’avant confinement avec la complicité des enseignantes de CM2.

Pour ceux que ce type d’intervention intéresse, voici comment nous avons procédé. Pendant quelques minutes, après que j’aie rapidement présenté Magali aux élèves, nous leur avons proposé une petite démonstration de ce que nous faisons quand nous travaillons ensemble — comme si nous étions sur scène et qu’ils étaient notre public. Une moment un peu solennel, donc, durant lequel j’ai lu un extrait d’un de mes textes, puis en ai prélevé oralement des mots que Magali a interprétés. Ensuite, nous nous sommes organisées pour que les élèves, divisés en trois groupes, puissent en parallèle s’échauffer et lire en silence des textes qui leur avaient été distribués (mon texte sur le pigeon, qu’ils connaissaient, un extrait d’Espèces d’espaces de Perec, dont ils avaient également entendu parler et le début de Hautes herbes et hyper index qui parle de la cabane Roald Dahl : voir à la fin de cet article), extraits dont ils étaient chargés de prélever des passages, surlignés ou entourés.

Une fois les mots ou expressions choisis, chaque élève devait le ou les lire à voix haute et Magali les enregistrer l’un à la suite de l’autre. Puis, sur une bande-son constituée de cet enregistrement et d’un instrument de musique apporté par Magali, les élèves en cercle ont interprété, corporellement, ces mots ou expressions par petits groupes, pendant que les autres les regardaient.
Écoutez plutôt :
La première classe

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ZOOM0001 (1962)

et la seconde

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ZOOM0002 (1962)

Magique, non ? C’est un atelier que nous avions inventé à Évry, l’an dernier, avec des classes de seconde. Je l’aime particulièrement : d’abord, il y a le plaisir de venir à deux, et non seule, et plus le temps passe, plus c’est ce que j’ai envie de développer. Surtout, il inclut vraiment tout le monde. Avant l’interprétation finale, chaque élève participe à chaque étape du processus, quel qu’en soit l’ordre. La lecture, l’écriture, la façon de se tenir et de se présenter aux autres : l’espace d’une heure ou deux, tout change, tout nous apparaît autrement.

J’ai connu Magali Albespy en travaillant avec la compagnie de danse Pièces détachées sur la pièce Diptyque, qui a ensuite donné, de mon côté, le livre À même la peau, paru en 2017. J’ai ensuite participé à la pratique exploratoire (son, danse, image, et donc écriture pour moi) de Magali appelée InO (Interpénétration et Non-Obstruction) (grand souvenir). Magali organise par ailleurs des ateliers intitulés boums créatives parent/enfant à Paris.

Extraits proposés aux élèves

Espèces d’espaces

Nous nous servons de nos yeux pour voir. Notre champ visuel nous dévoile un espace limité : quelque chose de vaguement rond, qui s’arrête très vite à gauche et à droite, et qui ne descend ni ne monte bien haut. En louchant, nous arrivons à voir le bout de notre nez ; en levant les yeux, nous voyons qu’il y a un haut, en baissant les yeux, nous voyons qu’il y a un bas ; en tournant la tête, dans un sens, puis dans un autre, nous n’arrivons même pas à voir complètement tout ce qu’il y a autour de nous ; il faut faire pivoter le corps pour tout à fait voir ce qu’il y avait derrière.

Notre regard parcourt l’espace et nous donne l’illusion du relief et de la distance. C’est ainsi que nous construisons l’espace : avec un haut et un bas, une gauche et une droite, un devant et un derrière, un près et un loin.

Lorsque rien n’arrête notre regard, notre regard porte très loin. Mais s’il ne rencontre rien, il ne voit rien ; il ne voit que ce qu’il rencontre : l’espace, c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue butte : l’obstacle : des briques, un angle, un point de fuite : l’espace, c’est quand ça fait un angle, quand ça s’arrête, quand il faut tourner pour que ça reparte. Ça n’a rien d’ectoplasmique, l’espace ; ça a des bords, ça ne part pas dans tous les sens, ça fait tout ce qu’il faut faire pour que les rails de chemin de fer se rencontrent bien avant l’infini.

Georges Perec, Espèces d’espaces, éditions Gallilée, 1974.

Vues aériennes

Je vous regarde, toi et ta mère, quand vous ne faites pas attention. Le soleil se lève, frappe la vitre. S’il fait beau, les éclats se propagent, chambre, chambre, salle à manger, cuisine, ils m’aveuglent un peu. Mais si c’est l’hiver, qu’il fait nuit encore, le matin je vous surveille de profil. Toi, tu pars pour l’école. Elle, je la vois quitter la cuisine, emporter une tasse de café. Elle s’assied dans sa chambre devant une large planche tandis que tu descends l’escalier, trois étages, cloc cloc cloc, en bottines ou baskets – enfin, je l’imagine car je t’ai perdue de vue : est-ce que par hasard, pendant quelques secondes, tu pourrais t’envoler ? Tu deviens un petit point, tête blonde, qui ouvre la porte de l’immeuble. Tu deviens un bonnet qui longe le trottoir, une cagoule, une capuche, des cheveux qui traversent et entrent dans la cour – c’est pratique, cette école en face. Elle, elle allume la radio, va vérifier son matériel. Parfois elle te regarde aussi, penchée par la fenêtre ouverte. Je me recule alors, me cache sous une tuile dans mon nid de l’école. Plus tard, quand je me pose sur sa gouttière, je la retrouve devant la planche – c’est évidemment son bureau. Chaque jour, ce rituel. Elle plonge les yeux dans un instrument très bizarre, une sorte de lunettes-loupes. Qu’est-ce qu’elle fait sous sa frange noire ? Je la vois relever la tête, choisir un porte-plume, une sorte de grattoir. Elle délaisse les lunettes-loupes, installe devant elle une grande carte plate, transparente, sans pliure, un calque je dirais. Puis elle gratte des lignes, des points. Elle gratte, elle encre, elle prolonge, elle gratte. À nouveau la frange, plus les yeux. Parfois je voudrais pouvoir suivre, comprendre ce qu’elle voit et comment elle regarde, elle, je ne sais pas pourquoi. Du rebord de la fenêtre je tords le cou, qui de toute façon bouge tout le temps. Elle détaille une image. Elle essuie sa plume d’acier. Qu’est-ce qu’elle dessine avant tant de minutie ? Quelle partie du monde, immense ou minuscule, va pouvoir grâce à elle renouveler ses points de repères ? Quels promeneurs, randonneurs va-t-elle aider à ne pas se perdre ?
(car elle dessine des cartes, tout un atlas de cartes, c’est sûr)

Anne Savelli, Vues aériennes, extrait, texte destiné au projet artistique de Lya Garcia, Le Manque d’espace.

Hautes herbes et hyper index

Une maison, dans laquelle vit la famille. Une cabane, sans téléphone ni boîte aux lettres, où il est interdit de vous déranger. Entre les deux, un chemin disparaît sous de hautes herbes que personne ne coupe, qui vous dissimulent tandis que vous passez de l’une à l’autre. Au fond de la cabane, dans dix mètres carrés, un fauteuil, une planche de bois qui tient en équilibre sur les accoudoirs pour vous servir de table, du papier, des crayons, une gomme ; des livres et une lampe, de quoi faire du café et une couverture pour les jambes oui, sans doute, mais pas plus. Personne pour vous rappeler à l’ordre, vous tirer par la manche une fois les herbes franchies. Dans la cabane il n’y a de règle que la vôtre.

La vie d’écrivain (écrivaine n’existait pas) voilà comment, dans l’enfance, je me l’imaginais : calquée sur celle de Roald Dahl, dont une préface de livre m’avait appris qu’il possédait une seconde maison, minuscule, face à la principale, où il s’enfermait pour écrire. Trente ans de calme et de silence tandis que ses romans parcouraient le monde, traduits dans toutes les langues. L’argent tombait grâce à la vente des livres. La famille acceptait d’oublier que le parent ou le conjoint n’était pas au travail dans un bureau en ville mais au fond du jardin. Par la fenêtre, la sauvagerie végétale, le vent, le ciel servaient de repères tandis que sur la planche venaient des phrases au crayon à papier – bien taillés, les crayons, et rangés dans un pot, mais rien de définitif ni d’intimidant. Du jeu. Du temps. S’autoriser à inventer, à rire seul dans sa boîte. Recommencer chaque jour, se créer des rituels.

Anne Savelli, Hautes herbes et hyper index, in : Connaître et valoriser la création littéraire numérique en bibliothèque, ouvrage collectif sous la direction de Franck Queyraud, Presses de l’Enssib, 2019.

Et pour voir quelques secondes à quoi ressemblait cette cabane, aujourd’hui reconstituée dans la maison musée de Roald Dahl en Angleterre, c’est ici (premier reportage) :

Galerie

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