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Alcools et vertiges

dimanche 30 Janvier 2022, par Anne Savelli

Semaine tout à fait réjouissante que celle qui vient de s’écouler, et qui va nous changer des tentatives d’écriture en chambre qui font le quotidien de ce semainier, si je puis dire !

(Ne serait-ce pas, tout de même, une façon de procrastiner que de raconter cela le samedi matin au lieu de faire un sort à ce qui me résiste dans Bruits ces jours-ci ? Peut-être oui, qu’importe)
Une semaine pleine de musée du Louvre, de Guillaume Apollinaire, de Marilyn Monroe, d’Isabelle Adjani !

Lundi  : rendez-vous à huit heures au collège Edgar Varese pour assister à une présentation du Louvre par Virginie Fromentin, remarquable guide-conférencière venue avec des maquettes dépliables de la ville de Paris et du musée, destinées à aider les élèves de troisième à se repérer sur les lieux (nous irons au Louvre jeudi). On m’a proposé d’ajouter mon grain de sel, si je le souhaitais : voilà qui tombe bien, j’ai à dire. J’en profite pour faire une petite lecture et raconter en quelques mots la place prise par la ville de Paris dans mes livres. Tout cela est déjà bien agréable. Plaisir supplémentaire : venir à pied au collège. Je l’ai déjà dit, je le redis : c’est un luxe que j’apprécie au plus haut point, ayant beaucoup (trop) navigué dans tous les sens en Ile de France, et donc en RER, depuis une dizaine d’années.

Pour cette matinée comme pour celle de jeudi, je prépare un grand nombre de lectures à faire aux élèves (de mes textes comme d’autres livres). Je n’en lirai pas le tiers et ce n’est pas un problème. Cela me permet de me replonger dans ce qui a influencé ma jeunesse, Le Piéton de Paris de Fargue par exemple, ses pages sur les quais, les clochards et les bouquinistes. Finalement, je n’en parlerai pas, pas plus que du Giacometti de Genet ou de l’Archimboldo de Sarraute, mais tout est si fluide pour le moment, dans ce "Grand tour", que j’ai l’impression de me nourrir autant que de transmettre. Ce n’est pas qu’une impression : j’apprends beaucoup, de façon très concrète, grâce à la conférencière. Ce n’est pas si fréquent, que les échanges se fassent à ce point.

(rare image de l’autrice sur le point de déclamer Le Pont Mirabeau sur le pont des Arts, soutenue dans cet effort par la conférencière, Virginie Fromentin, et l’enseignante, Charlotte Lafon, photo de Sarah Akacha)

Le moment le plus beau, pour moi, se situe juste après la photo ci-dessus, où je brandis Alcools devant les élèves. Ils n’ont encore jamais entendu parler d’Apollinaire et leur dire Le Pont Mirabeau, réappris par cœur pour l’occasion, me donne un peu le vertige, pendant, et peut-être surtout après. L’émotion, pour moi, est la même que celle qui me poursuit après une lecture sur scène — c’en est une, en réalité. Assis sur deux bancs, malgré le froid et le bruit de la circulation au loin, ils m’écoutent attentivement. C’est sans aucun doute la première très grande joie de cette année, en dehors de celle que me procure le groupe de lecteurs bruiteurs (voir semainiers précédents).

Entre les deux, le mardi, je visite pour la première fois depuis sa réouverture la Samaritaine (je ne lâche jamais vraiment les grands magasins, depuis Décor Lafayette). Comme on peut le voir, le lieu est splendide. Ce qu’on découvre cependant, c’est qu’il est désert. À force d’épure et de marchandise hors de prix, on réduit le magasin à une simple vitrine. Vagabonder dedans serait mortifère, je crois, et j’y pense d’autant plus que nous avons appris, à la fin l’année, comment les vendeurs y étaient traités. Assez représentative, au passage, de cet état d’esprit, la reproduction chic d’une portion de station de métro, espace dédié à je ne sais quoi qui installe deux sièges de la RATP en les "glamourisant" (les voilà devenus blancs, comme le mur de céramique). Le problème, c’est que ce sont des sièges anti-SDF, il suffit d’avoir posé une fois ses fesses dessus pour le savoir — je découvre de plus, en écrivant ces mots, qu’ils ont un nom : les "fauteuils smiley" ! Il y a là un niveau de cynisme qui me dépasse.

(Isabelle Adjani, photo du Figaro)

Vendredi. Revenons plutôt au glamour réel (c’est drôle, cette formule, mais de fait). Isabelle Adjani lisant des textes de et sur Marilyn Monroe mêlés aux siens à la Maison de la poésie, je n’allais pas rater ça. J’étais donc présente à la première, ce vendredi. Ce que je pourrais dire, pour commencer, c’est que la sensation de flottement dans laquelle cette lecture performance m’a plongée a duré des heures, jusqu’au lendemain midi. Au départ, je croyais assister à une "simple" lecture du livre d’Olivier Steiner et Anne Gorouben paru il y a peu, Le Ravissement de Marilyn Monroe. En fait, ce Vertige Marilyn, c’est davantage : si Isabelle Adjani lit en effet une partie du texte, elle dit également beaucoup d’elle, par monologues interposés. Cette juxtaposition est troublante pour les spectateurs. Elle l’est peut-être encore plus pour moi qui connaît bien le sujet : j’ai toujours pu déterminer à quel moment l’actrice parlait d’elle-même et à quel moment elle lisait ou disait des mots de Marilyn Monroe. Mon écoute en devenait presque intrusive.

Pour moi, ce fut une soirée tout entière centrée, tournée vers Isabelle Adjani, sorte d’immense fleur noire dans sa robe Dior, celle-là même que portait Marilyn lors de la "dernière" séance avec Bert Stern, et sur la scène du théâtre. Noire la robe. Noirs le maquillage des yeux d’Isabelle, les chaussures à talons qui l’attendent côté jardin (côté cour, une bouteille de champagne, un verre), noirs les chaises, le décor, les lunettes de star cachées dans une poche de la robe (cette robe a des poches !), noire l’atmosphère en général (le Ravissement parle des dernières heures de l’actrice). Noir aussi, l’humour avec lequel Adjani joue devant nous sa propre caricature — et non celle de Marilyn, dont elle ne reprend aucun code : visage longtemps caché par la chevelure noire ; geste de la main posée sur la joue, de la joue posée dans le creux de la main, en attente ; diction chuchotée, silences, paroles inaudibles ou presque venues de Marilyn pour mieux la faire apparaître devant nous, elle, Isabelle, dans son écrin évanescent. Une brume parfumée a envahi la salle avant l’entrée des spectateurs. Les éclairages, tamisés orange, font flotter l’actrice dans ce halo noir. Tout y est.

Ce que j’entends surtout, c’est l’enfance d’Isabelle dans un HLM de banlieue donnant sur un terrain vague et l’envie de les fuir. Ce que j’imagine, c’est le parcours du terrain vague à cette scène de théâtre, que je connais pour y avoir moi-même lu des textes, ce qui n’est pas le moindre de mes troubles : je connais la scène et les loges minuscules, le petit couloir. Bien placée, au quatrième rang, et parce que j’ai ce souvenir des lieux, je perçois la fragilité de l’entreprise, qui tient sur presque rien, une brume, une bande-son, un échafaudage, un ipad et des projecteurs. Comme je suis à gauche de la scène, vers la fin de la lecture à un moment de pause, je peux suivre l’ombre d’Adjani en coulisse. Elle redresse une mèche de cheveux, boit dans un verre avant de revenir. Plus tard, une fois sortie, j’imagine la robe Dior prenant toute la place dans la loge. Cette ombre, cette robe, voilà qui résume au mieux la soirée : une actrice aussi réelle qu’irréelle dit des choses aussi irréelles que réelles. La beauté, la fêlure s’y glissent.

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