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Ecrire sans image(s)

mercredi 22 Janvier 2020, par Anne Savelli

Ni parcourir, ni téléverser. Ni enregistrer, ni télécharger. Ne pas renommer, ne pas recopier l’extension, point inclus. Ne pas s’obliger à chercher dans le sous-dossier du disque dur, ne pas faire défiler les photos du trajet d’un doigt, l’index qui va et vient d’un réseau réel à un autre. Ne pas compter sur les couleurs, sur une forme isolée dans le cadre qui rendra attrayant ce qui en réalité ne l’est pas. L’usure de l’œil inclut le combat contre cette usure. Ne pas entamer l’article par une photographie. Ne pas utiliser de logo jusqu’à ce que l’image couplée au texte ait à nouveau un sens - s’il revient.

Ne pas mettre de photo, dans un premier temps, pour s’octroyer le luxe de ne plus recourir aux micro-actions. Mais il ne s’agit pas que de ça. Du reste, dans et hors réseaux, je ne communique plus que par l’immédiateté de l’image ou de la voix, en ce moment. C’est d’une décorrélation d’avec l’écriture dont il s’agit, pas d’un refus de l’image en soi.

Remettre l’écriture au centre, rien qu’elle. Pas les corrections ni les relectures. Ni les dossiers qu’il faut monter, ni ce qu’on dit d’elle, l’écriture, même au plus juste, pour soi, en atelier ou lors d’un jury de soutenance.

Repartir du rien : soi et les mots. Soi et les mots, rien d’autre. Soi et les mots c’est-à-dire ce qu’on aura lu une vie entière, la plupart du temps oublié, pensé par fragments, parfois à voix haute, pensé par les autres, grâce à eux, et ce qui échappe. Ne pas se contenter de ce qu’on ressert en public parce qu’on a, ma foi, de l’expérience, ce que personne ne vous conteste.

Soi et les mots et ce qui gronde, rend dingue, malade. Soi et la folie d’un projet énorme, mille cinq cent pages de Bruits par exemple, à remettre sur le tapis. En me rendant l’autre jour à la rétrospective Boltanski, et peut-être parce que j’étais il y a peu au cœur même de l’anxiété (ces jours-ci je serais au bord, lui tournant autour), j’ai pensé à nouveau ce que je pense toujours : on a raison de tenter d’écrire ce qui nous dépasse, dépasse tout. On a raison même sans éditeur, sans reconnaissance, récompense immédiates. Les œuvres des autres le prouvent - reconnues ou non peu importe, du moment qu’on y a accès (ce qui est une autre question et non des moindres, mais ce n’est pas la mienne ici). On a raison parce qu’on va mourir : c’est aussi basique que cela. C’est l’unique réponse au pourquoi : Pourquoi quelque chose plutôt que rien puisqu’on va mourir ? Dans l’anxiété, cette phrase-là occupe tout l’espace. Basique depuis le début. La mort est basique et il n’y a qu’une chose à faire : lui donner une forme.

Dans la plus grande des salles, à Beaubourg, où se tient l’exposition, les gens dans l’ensemble préfèrent regarder la vue teintée de la ville, esthétique, apaisante, plutôt que l’œuvre et je les comprends. Il n’est pas question de se refuser ce spectacle. Mais, cela saute aux yeux tandis qu’elle les aimante, cette vue sur la ville, l’œuvre n’apparaît plus que pour ce qu’elle est pour certains (pour beaucoup ?) depuis la première salle : un prétexte. Prétexte aux dimensions variables sans doute et dans mon esprit, pas de jugement (de la colère et la tristesse de se sentir différente, oui, mais pas de jugement. Juste la vision de l’anxiété, la mienne, la leur dont on pourra simplement penser qu’elles ne sont pas, à ce moment-là, du moins, exactement les mêmes). Le prétexte de cocher une case (rétrospective Boltanski : fait) (= avant d’être mort). Prétexte de sortie du dimanche culturelle, quasi inattaquable, de ce qu’il faudra dire avoir vu ou plutôt de ce qu’il faudra montrer pour prouver qu’on y était (prouver à qui ? En réalité à personne. À soi. À la mort en marche). Ça n’a rien de nouveau, bien sûr. Simplement, l’image est devenue une arme supplémentaire, une présence verticale qui aide à ne pas regarder. À ce moment précis, on prend l’œuvre en photo comme on lit dans le dépliant les commentaires, comme on détourne le regard ailleurs : pour ne pas s’accorder le temps, dans la foule, hors du flux, de la voir. Pour ne pas risquer de pleurer.

Partager la photo : ne pas s’arrêter sur ce qu’on a vu. Au contraire, s’en débarrasser. Le refiler à d’autres, petit pincement d’ego trip en plus (mais à nouveau, ce n’est pas de cela dont je parle) (qui nous manipule pourtant, nous mange un temps immense, mais ce n’est pas de cela que je parle, non).

On prend en photo ce qui est devant soi pour ne pas risquer de pleurer, de s’y perdre. On pleure devant l’image du koala dans l’Australie en feu comme s’il était devant nous et même dans nos bras pour ne pas s’effondrer devant notre vie à nous, hors et dans les réseaux, où le présent entier nous rappelle la mort (la retraite : la mort. Ne plus pouvoir se déplacer, organiser sa vie : la mort. Les violences policières, la peur de manifester : la mort. La surveillance de masse : la mort. La gratification, les hochets, les injonctions à une vie parfaite : la mort).

Il ne s’agit pas ici de dire qu’on se sent au-dessus, au-delà, c’est même tout le contraire. Ni, bien évidemment, de faire appel à je ne sais quelle nostalgie d’avant l’image, que de toute façon je n’ai pas connue.

Je pleurais dans l’exposition sans prendre aucune photo, sans lire le dépliant, et je me sentais en vie.

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