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F comme délire

dimanche 26 Novembre 2023, par Anne Savelli

(le pont Lafayette la nuit, une forme d’aventure ?)

Mercredi soir

Ça fait trois jours que je ne fais qu’écrire Bruits, conformément à mes voeux de la semaine dernière. Trois jours que je peste, que je trouve tout ce que j’écris ou réécris mauvais (j’en ferai un épisode de Faites entrer l’écriture qui s’appellera "le syndrome de la page pourrie", ce qui prouve que j’ai quand même les pieds sur terre), me sens désorganisée puis, quand j’avance enfin, me dis : "Qu’est-ce que c’est que ce délire ?". Ce texte est un long délire, mes personnages sont délirants, aucune réalité tangible n’est rattachée à ce que je raconte. Bien.

Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive. La preuve : Dita Kepler. Dita Kepler est un personnage délirant que j’ai créé il y a quinze ans et que j’abonnerai l’an prochain, quand paraîtra La Boucle impossible. Mes autres livres sont, en apparence, plus cohérents. On peut se rattacher à un lieu qui existe (la ligne 2 du métro, les grands magasins, la rue Daguerre), suivre des trajectoires (celles de Marilyn Monroe, d’Agnès Varda, de Franck).

Dans Cowboy Junkies, j’étais parvenue au plus près de ce que je voulais dire : ce que provoque l’écoute d’un disque, parfois. Ce n’était pas du délire. C’était tenter de faire émerger quelque chose qui, jusque là, restait indicible. Un ou deux lecteurs, au moins, l’ont compris. Dire l’indicible, c’est exactement ce que je veux faire, sans le savoir, quand j’écris une "page pourrie". Il faut n’être accroché à rien et se lancer dans le vide. Le plus souvent, le résultat est épouvantable.

On s’épouvante, on veut tout lâcher, on revient.

L’épouvante se poursuit le lendemain. On reprend. C’est pire. Il n’y a plus qu’à sortir prendre l’air. Bref.

Pourquoi, dans Bruits, trouve-t-on de l’enfantin dans le délire, ou du délire dans l’enfantin ? Pourquoi l’un de mes personnages, par exemple, parle-t-il de conte, quand il parle ? Je ne sais pas encore, même si l’une des protagonistes, F, est une enfant. C’est vrai. Mais ça ne change rien.

(Les cigognes qui volent dans les vitrines du Printemps, à Noël : une forme de délire acceptable ?)

Je sors de chez moi. Je cherche quelque chose qui me rassurerait, irait dans mon sens. La bibliothèque François Villon met en avant les livres de vampires. Bien. Villon, lui aussi, délire, et personne n’y voit rien à redire. Mais encore ? Je repars en emportant un livre paru l’année de ma naissance, Renata n’importe quoi de Catherine Guérard. Je me dis : oui, voilà peut-être ce qu’il me faut. Ça et Hélène Bessette, par exemple. Les années 1960 me paraissent, au niveau formel, souvent plus modernes qu’aujourd’hui.

Mais encore ? Est-ce que je peux saisir ce besoin de délire ? D’où vient-il ? Puisqu’il s’impose, c’est donc que j’en ai besoin. Dans la vie courante, je me montre sous un jour raisonnable (ce qui, au passage, demande une certaine énergie, je m’en rends compte en tapant ces mots). Dans ma tête, c’est parfois autre chose, il faut croire, puisque je le constate en relisant mon texte. Si j’y réfléchis, qu’est-ce qui me vient ? Qu’est-ce que j’associe à cette impression pétrifiante ?

Gilles Deleuze, d’abord, quand il dit qu’on délire le monde. On délire le monde et non ses parents, explique-t-il dans L’Anti-Oedipe. L’expression, qui m’a été utile à une époque, me revient. Je la tape dans un moteur de recherche. Arrive un de ses cours où on trouve ceci :
« Je dis, c’est ça le processus, c’est ça ce qui nous emporte. Évidemment ça veut dire que pour moi les lignes de fuites, c’est ce qu’il y a de créateur chez quelqu’un. Les lignes de fuites, c’est pas des lignes qui consistent à fuir, bien que ça consiste à fuir, mais c’est vraiment la formule que j’aime beaucoup d’un prisonnier américain qui lance le cri : « Je fuis, je ne cesse pas de fuir, mais en fuyant je cherche une arme ». Je cherche une arme, c’est-à-dire je crée quelque chose. Finalement la création c’est la panique, toujours, je veux dire, c’est sur les lignes de fuites que l’on crée, parce c’est sur les lignes de fuites que l’on n’a plus aucune certitude, lesquelles certitudes se sont écroulées. Alors je dis bien, voilà. À la limite on distinguait comme plusieurs types de lignes. On s’était beaucoup intéressé à une nouvelle splendide, parce que là aussi le délire n’est pas loin, une nouvelle très belle de Fitzgerald, où il distingue, lui il a tout un langage, tout un vocabulaire, où il distingue les grandes cassures, les petites fêlures et les vraies ruptures. Et finalement on vit de ça. Et il essaye de montrer, il montre très bien que ces trois sortes de lignes, moi, je crois qu’il y a toujours chez tous les gens, ces trois sortes de lignes, mais les unes qui avortent, les autres qui ... Alors c’est presque une analyse des lignes, presque au sens de ligne de la main, sauf que c’est pas dans la main, ces lignes.
Moi je comprendrais rien à quelqu’un si je peux pas le traduire dans une espèce de dessin linéaire. Avec - il faudrait trois couleurs, au moins trois couleurs, en fait beaucoup plus - et tracer les lignes dans lesquelles il se trouve, et comment il se débrouille. Je dirais oui, vous comprenez, toutes ces lignes alors qui s’embrouillent, qui s’embrouillent terriblement, je proposais de les appeler « des lignes de segmentarité dure. »

Il se trouve que je travaille, pour Bruits, avec une frise qui sera composée de lignes de couleurs me permettant de suivre le parcours de trois personnages principaux (dont F, la petite fille en fuite), mêlé à des dizaines d’autres (des centaines, peut-être). Il se trouve qu’aujourd’hui même, j’ai écrit un passage dans lequel l’un d’entre eux s’effondre, psychiquement, ou du moins le dit, le laisse croire, et propose une explication. Il raconte une histoire délirante, parfaitement enfantine, qui pourtant "explique" tout ou partie de ce qu’on vient de lire. Pourquoi est-ce que je me sens obligée de la mener à son terme ? Je ne sais pas.

Je repense aux artistes qui m’ont le plus influencée, à la fin de l’enfance et à l’adolescence : Topor à 10 ans, Ionesco à 14, Bunuel et Fellini à 16. L’absurde et le délire ne m’ont jamais inquiétée, dans les oeuvres, je m’y suis toujours sentie à l’aise (je dis bien : dans les oeuvres). Plus tard, les deux écrivaines qui m’ont le plus marquées furent Violette Leduc et Janet Frame. Du reste, je viens de terminer le dernier roman de Janet Frame publié en France, Les Carpates. Si elle a envie de faire tomber un alphabet du ciel, elle le fait. C’est perturbateur pour certains lecteurs (voir cette chronique du livre, mais attention, elle dévoile l’ensemble de la narration). Pas pour moi. Cela ne me gêne pas que des éléments oniriques entrent en résonance avec un récit qui semblait jusque là "acceptable".

(Lecture de Renata n’importe quoi dans le métro. Je lis que l’héroïne est dans le métro, justement, et veut descendre à la station Grands boulevards. Je lève la tête : nous sommes à la station Grands boulevards. Est-ce que l’idée de descendre et de la suivre me vient ? Non. Me rendant un endroit précis, n’étant pas, selon ses mots, "une libre" puisque j’ai rendez-vous, je poursuis ma lecture et ma route.)

Vendredi

Il faut bien commencer à en revenir au "réel", autrement dit : aux demandes extérieures (est-ce qu’on sent l’ironie de cette phrase ?). Mais je conclus ce semainier en disant que, si je n’ai toujours pas trouvé la clé de ce que je suis en train d’écrire, si je suis toujours déroutée et inquiète, j’ai lu d’une traite, hier, Renata n’importe quoi. Contrairement au roman de Janet Frame, celui-là est parfaitement homogène, dans le délire comme dans la langue. C’est sans doute la raison qui m’a permis de le lire à toute vitesse, quand j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour Les Carpates. Mais sinon ? Les deux me resteront en tête.

Ce soir, lecture de Ravages de Violette Leduc, qui sort dans sa version non censurée, à la Maison de la poésie. Demain, manif Nous toutes. Revenir, auparavant, à l’écriture. Serrer de près les personnages.

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