23/11/2015
Livre numérique
Diffusion : Immatériel
ISBN 979-10-90340-06-0
L’écoute
dimanche 14 Mai 2023, par
(Mircea Canton exposé à Nantes)
Mardi (J’écris ces lignes a posteriori, le vendredi, mais c’est pour ne pas démarrer directement par le texte du jeudi, vous comprendrez pourquoi en le lisant). Dernier atelier au lycée d’Alembert, à Paris, destiné à préparer la lecture du samedi au Louvre, lors de la Nuit des musées. Les élèves, qui rentrent pourtant de vacances, sont toujours aussi épuisés et donc, peu coopératifs. La répétition est dure à mener, autant pour leur professeure que pour moi. Un quart d’heure avant la fin, cependant : miracle. Je leur demande d’écrire une minute de Bruits, autrement dit, de noter ce qui leur passe par la tête et/ou ce qu’ils sont en train d’observer en utilisant mon petit protocole (le temps, le lieu, notés entre crochets, introduisent la minute de texte). Ils acceptent et se concentrent. Le silence est alors total. Je leur ai demandé de considérer l’exercice comme un cadeau qu’ils me font — à la fin, ils me donneront leurs textes et je m’en servirai pour le mien. C’est un peu gonflé, il faut le dire, mais si j’ose, c’est parce que nous sommes en confiance. Du reste, même si je peux me tromper, j’ai l’impression que ce moment partagé fait du bien à tout le monde.
Mercredi Il se passe un certain nombre de belles et bonnes choses : un peu de Bruits, même laborieux, un rendez-vous médical rassurant, trois heures de discussion avec une amie autour des questions d’écriture. Pourtant, l’anxiété du jeudi, dont je vais parler ci-dessous, est déjà tapie.
Jeudi. Mon site fonctionne à nouveau, j’écris d’un oloé, à Paris, que je viens de découvrir, le silence règne, tout ce qui doit être réglé le sera à terme, rien qui me conduise à ma perte. Rien ne devrait me sembler impossible à atteindre, les conditions sont réunies et pourtant une anxiété souterraine me tient, ne me quitte pas. Des jours que ça dure.
Je décide d’ouvrir le seul livre que j’ai sous la main, Le Goût de la radio et autres sons. C’est le plus léger et, en apparence, le plus simple des ouvrages de mon corpus sur le bruit. Je l’ai emporté pour ces raisons mêmes. Qu’est-ce qu’on y trouve, qui pourrait m’aider ?
Par le rythme (...), l’écoute cesse d’être pure surveillance pour devenir création.
Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus, Essais critiques 3, 1992.
Je hurlai : "Au secours ! au secours ! au secours !" Mon appel désespéré resta sans réponse. Quelle heure était-il donc ? Je tirai ma montre, mais je n’avais point d’allumettes. J’écoutai le tic-tac léger de la petite mécanique avec une joie inconnue et bizarre. Elle semblait vivre. J’étais moins seul. Quel mystère !
Guy de Maupassant, La Nuit - Cauchemar, 1887.
Voilà qui suffit, peut-être, déjà. Je ne suis pas seule à me débattre et des solutions existent (écouter le rythme, par exemple. Quel rythme ? Celui du vivant, même mécanique, celui qui se trouve hors de soi). L’anxiété redescend d’un cran. Le fait de copier ces mots juste après les avoir trouvés engendre la peur qu’elle remonte, cependant. C’est un va et vient permanent. La lutte contre l’anxiété semble la renforcer — bien sûr, puisque c’est une façon de lui faire de la place, me dis-je à la relecture (le lendemain).
L’anxiété diffuse, celle qui m’occupe, me donne l’impression d’avoir reçu un sort. C’est une illusion, mais il est bon de le dire, de le redire, de le répéter. Je me sens médusée, pétrifiée, mais il n’y a pas de sort. D’ailleurs, elle s’évapore. Elle disparaît d’elle-même dès que quelque chose (une lecture, une discussion) permet d’oublier de la prendre en compte. Sa caractéristique majeure n’est rien d’autre que sa capacité à capter l’attention. C’est un tyran, un dictateur. Pour le reste : une baudruche. Le dire peut réduire son pouvoir. Elle se rétracte — toujours en embuscade, cependant.
15:53. Un jeune homme s’installe devant l’une des deux baies vitrées de la salle après avoir branché son ordinateur. Nous sommes au cinquième étage d’une bibliothèque, le temps est gris, idéal pour profiter du ciel. Nous ne sommes pas éblouis. Nous n’avons ni chaud, ni froid et personne ne parle — des conditions in utero, me dirai-je à nouveau à la relecture (métaphore laaaargement filée par la suite). Chacun est penché devant un écran (téléphone, ordinateur portable ou fixe). La baie vitrée attire inexorablement ceux qui, pourtant, gardent la tête baissée. Je reprends en main mon petit livre.
(...) il y a beaucoup à dire sur les sons, et (...) tout le monde les entend avec une précision assez remarquable, bien que personne ne dispose d’un vocabulaire adéquat à leur description.
Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, 1966
C’est bien, mais je constate que ça ne suffit pas. Glissement. L’anxiété revient. Consulter sa définition par le Vidal la fait redescendre à nouveau. Cette fois, je m’engouffre dans la brèche, retourne à l’endroit de Bruits où j’avais cessé ma relecture, l’autre jour (Hier ? Avant-hier ? Je ne sais plus). Je tombe, précisément, sur une citation de Sophocle que j’ai découpée en petits bouts : Tout est bruit pour qui a peur. Hum. Me voilà repartie.
("Glissement" : page en cours d’écriture, semainier, messagerie, moteur de recherches, sur mon nouvel ordi, je passe sans arrêt d’un espace à un autre. Par ailleurs, je m’aperçois que j’ai transformé les citations trouvées dans Le Goût de la radio en intertitres. Je décide de ne pas corriger cette "erreur" qui rend si visible d’autres voix que la mienne.)
Continuons à voir ce qu’il en est. Virginie Poitrasson vient de faire paraître un livre sur la peur, Tantôt tantôt tantôt. Je lis l’entretien qu’elle a accordé à Johan Faerber sur Diacritik. Vers la fin, elle dit :
(...) j’ai essayé de trouver les mots pour dire cette peur, pour écrire à partir de cette peur. Tantôt, tantôt, tantôt est une tentative poético-scientifique de cataloguer les signes de la peur, de cataloguer les expériences concrètes de sidération. J’ai voulu parler de la matérialité de la peur, j’ai écrit à partir de la peur. La peur primale nous relie directement à notre condition de mortel. Elle nous concerne tous.
J’admire immensément son courage.
De mon côté, toujours pour lutter contre ce que Bruits me cause d’anxiété, je réfléchis et me dis qu’avec ce projet-là, bien sûr, je suis allée chercher ce que je pouvais trouver de plus difficile. Il n’existe pas de "vocabulaire adéquat", on l’a vu, pour parler du son, alors que pour faire quelque chose de sa peur, Virginie Poitrasson en témoigne, il faut précisément des mots. Dans la partie que je ne cesse de "mal" écrire, en ce moment, avançant aux forceps (voilà voilà...), me fustigeant, il est question de mourir et de se retrouver à la rue, alors que je pensais — un de mes personnages le dit — que ce passage était un "ventre mou" du texte. Or, mes peurs principales ont surgi. Peut-être est-ce quelque chose qu’il faudrait écouter, simplement ? La peur comme un signe, pas un sort ?
17:04. Le garçon de 15:53 remue le pied frénétiquement, comme le fait, justement, un autre de mes personnages. L’anxiété va et vient, encore, c’est exténuant. Il faut se faire aider, à la fin. Je regrette de ne pas avoir emporté avec moi le guide que j’ai recommencé à lire, à suivre depuis hier.
Chacun est à sa tâche, devant son écran. Je ne sais plus si c’est rassurant ou non. J’écoute, derrière la baie vitrée, la circulation parisienne. Suis-je isolée ? Sommes-nous ensemble ? Je me demande si écrire cet article, c’est écrire ou non Bruits. Ce que je note ici a-t-il vocation à entrer dans mon livre ?
L’horloge de l’oloé indique 22:52 alors qu’il est 17:40. Une jeune fille a rejoint le garçon au pied frénétique, elle lui tire (tendrement ?) les cheveux tout en travaillant avec lui. L’anxiété a filé. Je réussis à terminer ce que je voulais faire, boucler une de mes "heures" de Bruits. F comme flux. Je me lève, change d’étage pour jeter un oeil aux livres dans les rayonnages avant la fermeture (l’oloé a la musique pour spécialité). Sans trop réfléchir, j’en emprunte deux qui me serviront certainement pour le mien. Et là, en un éclair, comme une malédiction, l’anxiété me retombe dessus. Que faire ? Abandonner l’écriture de ce livre ?
Vendredi. Non. Non, non. À la 22e minute, écoutez ce que dit Virginie Poitrasson (la lecture musicale de Tantôt tantôt tantôt est magnifique, écoutez tout, surtout !) :
Samedi. L’un des livres que j’ai emprunté à toute vitesse correspond exactement à ce qu’il me fallait. Quand il associe peur et bruit, il m’aide, lui aussi. Pour le reste, ce qui compte aujourd’hui, bien sûr, c’est la lecture des élèves au Louvre. Ce qu’il faut, maintenant, c’est les écouter, eux.
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