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L’implication émotionnelle

dimanche 23 Mars 2025, par Anne Savelli

La difficulté, de produire ce journal d’écriture une fois par semaine (sans compter la newsletter pour mes abonnés Patreon, qui est encore différente), c’est que par moments, je n’ai pas envie de raconter ce qui se passe. Par moments, j’ai seulement envie, comme Mademoiselle Lapierre, la géante exhibée comme un monstre de foire de mon Décor Lafayette se postant devant une maison de poupées, de me réduire, de me projeter ailleurs, dans un endroit sécurisé, et de ne plus rien dire en attendant de réussir à retravailler (l’écriture ou autre chose), à trouver de l’argent, etc.

Tiens, je vais mettre un extrait, car personne n’est obligé de se souvenir d’un livre sorti en 2013, bien sûr.

« Bagues, colliers, perruques, compotiers, perles, nappes. Toiles, pinceaux, chevalets, serviettes, couteaux. Estampes, roses, chapelets, crucifix : mademoiselle Lapierre tente de se condenser, d’absorber le défilé de tout ce qui est à vendre pour dénouer ses très longs nerfs. Y réussit enfin devant une maison de poupées, pièce maîtresse d’un marchand de jouets, chaque détail si précis, si bien réalisé quand on se déporte sur la gauche, se penche, le découvre sur deux ou trois faces. Elle a encore le temps, le ciel par la verrière, par les petits carreaux l’assure. Elle approche.

C’est une villa à deux étages avec toit d’ardoises, murs ivoire. Les deux battants de façade inclinés de chaque côté révèlent au rez-de-chaussée un salon, une cuisine ; des chambres au premier avec baignoire de cuivre ; et au dernier la bonne, figurine de paille plantée devant son linge. Le soir, dans la baraque, quand ces braillards gavés d’alcool, de paroles qu’elle ne comprend pas s’agglutinent devant elle, mademoiselle Lapierre sans fermer les yeux dresse l’inventaire de la maison de poupées : volants des oreillers, tentures rouges et bleues où fusent stylisés des oiseaux de paradis, table d’ébène, tapis au petit point, lampes à huile... Et cette peur que ça brûle revient, augmentée du désir d’incendier tout soi-même.

Pour les chasser, peur et désir, les amoindrir, flammèche qu’on écrasera du pied, elle range en pensée chaque tiroir, installe sur les guéridons des fruits de quelques millimètres, des fleurs qui ne risquent pas de faner. Pièce par pièce elle fixe son attention sur les brins et motifs. Elle croit se souvenir, se trompe, réinvente, ce dont elle s’aperçoit le matin lorsqu’elle retourne dans la galerie devant la vitrine du marchand. Ce qu’elle ne supporte pas, alors, c’est ce flou : n’avoir tenu compte ni des portes ni des cheminées ; avoir remplacé l’écossais par l’uni, oublié l’édredon dont elle aurait pourtant tellement l’usage, l’envie. »

(Je pense aussi aux miniatures de Caroline Diaz.)

Ce livre, Décor Lafayette, n’existe plus, il n’est plus accessible depuis longtemps. Parmi les choses que j’aimerais faire en gagnant de l’argent, il y aurait la création de livres audio, les balades littéraires de L’aiR Nu, mon podcast et, pourquoi pas, comme cela m’est arrivé il y a quelques années, l’écriture sous pseudo de dossiers, de hors séries sur des sujets variés. J’ai pu, par exemple, rédiger l’entièreté d’un magazine consacré aux séries télé (que je ne regardais pas, il a fallu s’adapter), de la page actualité aux portraits des acteurs, en passant par les résumés d’épisodes, la rubrique shopping, etc. à partir d’un gabarit. J’écrivais tout absolument seule, devant mon écran, de chez moi. C’est également le cas pour mes épisodes de podcast, que je fais sans aucune aide, ce qui étonne parfois les gens.

(Paris comme un terrain de jeu, voilà ce à quoi j’aspire. Affiches et jeux trouvés dans une petite exposition sur les grands magasins, Bibliothèque historique de la ville de Paris. La photo de maquette au début de l’article a été prise à la Cinémathèque.)

Ce type de magazine, bien sûr, n’existe plus depuis longtemps. Bimestriel, il avait fini par courir après ce qui paraissait en ligne, perpétuellement en retard. Par ailleurs, ce type de rédaction, l’IA l’exécutera très bien toute seule. J’en parle pour raconter ce que j’ai pu faire de secret, de caché, qu’on ne sait pas et qui est drôle à dire, a posteriori. Un hors-série entièrement consacré à Harry Potter m’a payé mes vacances, un jour. Ce n’était pas bien rémunéré, ça l’était à la tâche, mais heureusement j’étais rapide. J’étais consciencieuse (j’aurais pu l’être moins) tout en ne mettant aucune implication émotionnelle sérieuse dans ce que je faisais, ce qui me rendait, je pense, d’autant plus efficace.

Cela m’est arrivé plus d’une fois, à cette période. Précédemment, j’avais été formatrice en français pour des personnes analphabètes ou illettrées, métier qui m’avait rendue insomniaque, et j’avais compris que je ne devais pas persévérer. En travaillant pour la presse magazine sans reconnaissance symbolique - d’autant moins j’étais sous pseudo - je me rendais compte que cela me faisait du bien, de ne ressentir aucun enjeu.

L’implication émotionnelle est réservée à l’écriture, qui demande à ce que tout soit tenté, risqué, offert, quitte à se tromper, à se fragiliser, se ridiculiser, à aller trop loin et à devoir rectifier ensuite. L’écriture, je ne crois pas qu’on puisse se cacher derrière.

L’implication émotionnelle, je ne peux pas y couper non plus quand j’anime des ateliers. Dans ces moments-là, je suis tout entière présente, raison pour laquelle je n’ai jamais voulu exercer ce métier à plein temps. J’ai fait de drôles de choix, de ceux qui sont aujourd’hui valorisés dans les discours de développement personnel (trouver ce pour quoi on est fait, se centrer, aller vers son désir), mais plus difficilement par la société (euphémisme).

(Manifestation du 20 mars pour la culture, Paris.)

En ce moment, pour diverses raisons, il y a des choses que je ne peux pas forcément faire, parler écriture, acheter des livres, passer ma ceinture jaune de ki-aïkido... D’où ce journal construit par citations, photos et souvenirs.

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