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Le lieu de l’évidence

dimanche 10 Mars 2024, par Anne Savelli

Semaine clermontoise, à nouveau, et dense. Où il s’agit d’enregistrer les étudiants pour un épisode du podcast à venir, d’animer un atelier, de réfléchir à la revue à venir (deadline : 1er avril) mais où j’ai également prévu d’écrire (Bruits ET Delphines), de lire (trois ou quatre livres dans le sac à dos), de penser aux trois prochains épisodes du podcast, de trouver un moment pour réfléchir à la rentrée de septembre (Que faire ? Comment rebondir à nouveau ?). Dans ma chambre d’hôtel, le matin, une évidence me frappe : plus je me donne de tâches à accomplir, en patronne "accomplie" de moi-même que je suis, moins j’ai l’impression de travailler. En fait, je travaille, bien sûr. Mais la liste s’étend, encore et toujours. Inépuisable, elle vient me dire que je ne fais rien, que je ne m’en sortirai jamais, qu’il faudrait lier entre elles toujours plus d’actions, se démener toujours davantage pour promouvoir les oeuvres, les miennes comme celles des autres, livres d’autrices et d’auteurs qui ne sont pas assez lus, pas assez estimés.

Là, tandis que j’enregistre des bruitages dans l’hôtel littéraire Vialatte, est-ce que je travaille plus ou moins que les gens réunis dans cette salle ? (Tout à l’heure, quand je repasserai, j’y trouverai une page d’yeux et de visages dessinés) Mon podcast, Faites entrer l’écriture, j’ai vraiment l’impression que c’est enfin le bon "lieu", là où peuvent converger toutes mes expériences. Seulement, pour le moment, après dix mois d’existence, il est certain qu’il ne me fait pas encore vivre. Il faut tenir, y croire, ce qui signifie : faire comme si ça marchait déjà, pour soi comme pour les autres. Ce "faire comme si", j’y pense régulièrement. Il rassure - continuer d’être bien habillé, ne pas laisser penser qu’on panique, voilà ce que racontait d’ailleurs jeudi soir l’ancien photographe et écrivain Franck Courtès en présentant son livre À pied d’oeuvre à la librairie Les Volcans, rencontre qui m’a permis d’apprendre que, non seulement, être publié chez Gallimard ne garantissait pas de gagner sa vie (je le savais déjà), mais être passé quatre fois à La Grande librairie (sur six parutions, beau score !) n’empêchait en rien de demander le RSA.

Il y aurait pas mal de choses à dire là-dessus mais, dans l’Intercité qui me ramène à Paris, j’avoue que je n’en ai plus envie. Je préfère passer, en pensée, devant cette Maison du bouton, trouvée dans une ruelle, en m’imaginant que la devanture est d’origine ; déambuler dans le centre-ville en jouant avec le soleil ; ne pas me rappeler qu’une tache nouvelle, encore une, m’attend, apparue dans la messagerie ; m’en souvenir quand même en me disant : on va s’en sortir, ce sera bien ; revenir à l’hôtel et découvrir la lecture de Mathilde Roux pour L’aiR Nu, qui parle précisément de cela, du travail de l’écriture.

Bref, vagabonder intérieurement, tandis que le train ralentit on ne sait pourquoi. Espérer que cette façon de vivre, d’aimer et de travailler, en changeant sans cesse de strate, peut continuer d’être comprise. Hier, alors que je lui posais une question pour Bruits sur les VRP, Thierry Beinstingel m’a envoyé une liste de métiers extraordinaires inventés par des écrivains. Parmi eux, il y a "tueur de mots" (Georges Perec) et "semeur de bruits" (Julio Cortazar). Il faudrait y ajouter "briseuse de plafonds de verre", tant les efforts, le travail sur soi, le "comme si", souvent, ne suffisent pas.

J’ai dit, encore récemment, que j’avais toujours détesté l’affirmation suivante : "X, quand on lui ferme la porte, entre par la fenêtre" et le ton admiratif sur lequel cela est dit. Je la hais depuis ma jeunesse, cette formule qui valide et romantise la jungle professionnelle. Que fait-on d’autre, pourtant, en encaissant CDD, licenciements, fermetures de boîtes puis en co-fondant une association, puis en créant un Patreon ? Mon podcast sera, je crois, ma dernière "fenêtre" — celle qu’on ouvre soi-même dans le mur opaque, et non celle qui donne sur la pièce fermée.

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Messages

  • Tellement d’accord. Les artistes sont un prolétariat qui fait vivre tout un monde économique qui aime se dire économiquement fragile (et c’est vrai parfois). Et si on ne s’en sort pas c’est que nous sommes des médiocres cancrelats. Alors bosse et tais-toi, c’était le mot d’ordre donné à mon grand-père ouvrier, mon père ouvrier, mes frères ouvriers et je n’ai, au fond, jamais quitté ce statut ...

  • Merci de ton message, Fabienne. J’ai la chance, cette année, d’avoir les moyens - et donc le temps - de réfléchir à la suite, je ne voudrais pas être ingrate là-dessus (je me sers d’une bourse, que j’ai décidé de diviser en deux, l’utilisant sur une période deux fois plus longue que prévu, pour me créer mon propre travail, qui est le podcast, avec l’espoir qu’un jour il me permettra une régularité financière). Mais justement, me mettant à interroger d’autres autrices et auteurs, je vois bien la triple casquette qu’iels doivent porter pour s’en sortir (écrire + travailler pour gagner de l’argent + rechercher de l’argent ou du travail pour la suite) et ce, dans les mêmes temporalités - il faut sans cesse empiler les tâches, comme je le dis au début du semainier.
    J’ai interrogé les poètes Séverine Daucourt et Anne Mulpas dans un épisode dont le thème était le corps (il sortira le 25 pour les abonnés, puis trois mois plus tard pour tout le monde). Eh bien, au bout d’un moment, ces questions-là sont spontanément venues, ou revenues, parce que dans l’histoire, le corps en prend un coup.
    C’est marrant, à la librairie Les Volcans, l’autre jour, Franck Courtès disait qu’il ne parlait jamais de questions d’argent avec les écrivains qu’il rencontrait - pour des raisons de pudeur, de honte, de jalousie... J’ai l’impression que ce n’est pas vrai, dans mon "cercle". Qu’au contraire, quand on se rencontre, on essaye de se refiler les bons tuyaux et de partager nos expériences. C’est aussi pour ça qu’on a créé L’aiR Nu : pour se soutenir. Mais ça reste aléatoire et provisoire, il faut toujours trouver de nouvelles solutions. Jusqu’à quand ? Marc Dufaud s’en inquiétait, lui aussi (dans l’épisode "Ecrire la marge") et j’en ai également discuté avec les étudiants de Clermont, qui entendent parler de précarité sans arrêt. Bises et pensées à Margot, au passage, qui vient de perdre son boulot de libraire (tu as raison de dire que la précarité se situe à plusieurs endroits, c’est vrai).
    Bref, cette semaine était remplie de ces questionnements et par moments, pour cela comme pour d’autres choses, c’est important de ne pas se taire, je trouve. Quant à se faire traiter de cancrelats et compagnie, de mon côté, raz-le-bol de ces histoires : j’ai décidé de ne plus avoir aucune notification sur aucun réseau social que ce soit, histoire de me libérer l’esprit. Aussi, je suis contente que tu sois passée par ici me parler !
    A bientôt, Anne

  • merci pour ce texte Anne, images et réflexions fortes et justes ! merci

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