Fenêtres Open Space

site d’Anne Savelli

On se lève

dimanche 26 Juillet 2020, par Anne Savelli

C’est une semaine un peu étrange, où il faut commencer par attendre que la fatigue psychique cesse sans savoir, évidemment, combien de temps elle va durer, puis "gérer" à rebours la peur qu’elle a suscitée, ainsi que celle de la voir revenir sans prévenir. Le temps qu’elle dure, il est impossible de se raisonner, de dire qu’elle finira par s’arrêter, même à avoir vécu ce type d’épisode x fois. C’est sa force.

Je continue à peine Bruits en essayant de ne pas culpabiliser — ce serait la nourrir. Je commence à réfléchir à un texte pour l’Académie de Créteil, à rendre fin août, sur la fraternité : j’ai demandé tout de suite à ce qu’on ajoute sororité à la commande, ce qui a été entendu. Je lis Mes bien chères sœurs de Chloé Delaume. Je dépense mon Navigo économisé en livres féministes. Je marche toujours. Je prends des photos des collages de mon quartier

et me dis en lisant d’une traite Global burn-out de Pascal Chabot que oui, je fais bien de vouloir refuser à partir de maintenant ce qui m’a fait chuter :
« La faiblesse de l’idéologie actuelle est de se centrer sur l’adaptation. Il faut, dit-on, que les personnes s’adaptent à leur travail, que les employés se conforment à la culture d’entreprise, que les artistes se plient aux codes des industries culturelles, que les immigrants s’accordent aux modes de vie de leur pays d’accueil. Ce n’est cependant là qu’un des aspects de la question, car dans nombre de comportements, l’adaptation est le plus souvent secondaire. Elle est un moyen au service d’une fin supérieure, parce que, à travers elle, l’humain poursuit le but de se réaliser et de marquer son empreinte dans le monde. On ne s’adapte à un milieu que pour tenter ensuite de le modifier et de le rendre plus conforme à ce que l’on est. »

Marcher au lieu de prendre les transports, c’est aussi se lever et se casser, ma foi.

Pascal Chabot évoque également le progrès subtil, qu’il distingue du progrès utile, technique (voir mon article de juillet 2020 dans Culture en cours). Le progrès subtil, c’est celui qu’offrent ceux qui aident, accompagnent, écoutent, transmettent (les enseignants, soignants...). Invisibilisé, bien moins considéré que le progrès utile, le progrès subtil est pourtant porteur de sens et d’humanité au plus haut point. Souffrant d’absence de reconnaissance, les candidats au burn-out se recrutent surtout dans ses rangs, quoi d’étonnant ?

Voilà qui me ramène vingt ans en arrière, quand j’ai changé de voie, cessé d’être formatrice en alphabétisation pour travailler en start-up. C’était alors l’époque de la "bulle internet". J’ai quitté un métier qui avait du sens, c’est le moins qu’on puisse dire (apprendre à des adultes étrangers n’ayant jamais été scolarisés à lire et à écrire) pour un autre d’une utilité moindre, et pourtant bien plus valorisée matériellement : aider les gens à naviguer sur Internet. J’ai quitté des CDD à temps partiel et à répétition pour un CDI, une paye minable pour une autre un peu meilleure, un milieu associatif très féminisé mais avec un homme au sommet, bien sûr, dans lequel il fallait sans cesse s’adapter, par souci de rentabilité, en acceptant des stagiaires de niveaux différents au sein d’un même groupe — ce qui posait des problèmes pédagogiques — pour un autre, en apparence plus léger, moderne et surtout, sans investissement affectif. De fait, j’étais extrêmement heureuse de ne plus être face à des gens mais à des machines ; de me dire que ce que je faisais n’avait plus d’incidence directe sur la vie des autres. On pourrait être étonné.e, se demander pourquoi. C’est simple : parce que la distorsion entre ce que j’enseignais en cours d’alphabétisation aux stagiaires et la façon dont j’étais moi-même traitée était trop grande. Je ne pouvais pas assurer aux gens en train d’apprendre à lire, à écrire et à être à l’heure (très important) : "acceptez de vous plier aux codes et vous aurez une vie meilleure" en étant moi-même suspendue au bon vouloir des CDD. C’était trop dissonant. Le discours qu’il me fallait tenir et ce qu’on me demandait étaient en contradiction flagrante. Tout cela m’empêchait de dormir, me demandait une énergie dingue, envahissante, une énergie d’après travail qui ne regardait que moi et que j’aurais voulu mettre dans l’écriture.

(c’est ce qui m’a sauvé, il y a vingt ans : cet "égoïsme" de placer mentalement l’écriture en premier. Le fait, dans l’écriture, de ne dépendre de personne. D’être en mesure de créer un monde et de savoir que la place qu’on occupe, c’est celle-là) (spoiler : il n’était pas encore question de publication)

(j’ai écrit la partie de Fenêtres open space datée de 1998, et qui parle principalement de mon trajet de travail, à la fin d’un de ces CDD à trous en milieu associatif que j’ai refusé de renouveler) (le trajet lui-même n’était qu’une suite de tronçons)

(j’ai écrit la partie principale du livre dans le métro, en 2000, sur le trajet menant à ma start-up : un trajet en ligne droite, lui, sans changement, dans le métro aérien)

(et c’est ça, le sujet, aussi, de cet article de semainier : avouer une fois pour toutes que le trajet en métro ou en RER n’a plus rien à m’apprendre. Il ne me dit littéralement plus rien)

Aujourd’hui, trois épisodes de burn-out, une grève et une pandémie plus loin, passer trois heures dans les transports pour animer deux heures d’atelier et ce une à plusieurs fois par semaine dans des villes différentes, que je n’ai le temps de découvrir ni les unes ni les autres, n’a plus de sens pour moi, même si l’atelier en lui-même continue d’en avoir. Ainsi, je reste très marquée par certaines de mes rencontres mais je ne peux plus aller dire à des enfants ou des adolescents que ma vie est un choix, prôner la liberté et l’émancipation en me sentant broyée par les emplois du temps (oui, les) tandis que mes différents interlocuteurs, très contraints par les leurs, du reste, d’emplois du temps, ne se représentent pas le mien dans sa globalité puisque mes interventions sont, pour chacun d’entre eux, épisodiques. Aujourd’hui, je ne peux plus m’adapter à tous les trajets, jongler avec les correspondances. Voilà ce que le burn-out et la pandémie m’auront appris.
(ah, Bruits sera un livre sur le bruit, mais aussi sur la ville, et aussi sur le temps)

Alors, marcher. Si je retourne à Saint-Germain à la rentrée animer quelques uns des ateliers qui n’ont pas eu lieu pendant la pandémie (j’écris si car qui pourrait dire aujourd’hui s’il y aura une rentrée ?), il ne faudra pas réitérer les trajets qui m’y ont conduite (marche/métro/RER/bus/marche/marche/bus/RER/métro/marche). Il faudra renouer un lien avec le centre-ville, prendre le temps, y dormir, y manger.

(photo d’Isabelle Vauquois)

Il faudra faire comme Isabelle Vauquois, lectrice de Saint-Germain-en-Laye qui a parcouru la ville cette semaine tout en participant à l’atelier d’écriture de Claire Lecœur, si j’ai bien suivi le petit jeu de piste auquel elle m’a conviée sur Facebook. Regarder. Réfléchir. Relier l’écriture au lieu, vraiment, à nouveau (au passage, c’est la troisième semaine consécutive, je crois, qu’un lecteur ou d’une lectrice d’un de mes livres me fait un signe, et jamais pour le même livre. C’est tout à fait réconfortant).

J’écris ce semainier au lieu d’écrire Bruits ou le texte sur la fraternité. Ou de relire ma partie de Lisières limites, le prochain livre de L’aiR Nu, pour l’envoyer à Jean-Marc Montera comme je le lui ai promis (sonorisation, et donc joie, à prévoir). Ou de poursuivre le feuilleton Volte-face sur remue.net. Ou de chercher un oloé (pas facile, ces temps-ci).

Écrire ici, est-ce écrire ?

Oui, puisque cela me permet de penser à ce qui fait vraiment sens. Il faudrait, me dis-je en pensant aux Villes passagères, de L’aiR Nu, projet que nous avons monté précisément pour imprimer une logique, une profondeur à nos interventions éparpillées en banlieue et dans toute la France, que le passage d’une ville à l’autre finisse par exister en dehors du temps que nous consacrons au trajet, aux ateliers, à l’écriture. Qu’il vive dans le texte, sans nous (c’est toujours la même histoire). Jusqu’ici ça n’a guère été possible. La grève puis la pandémie ont empêché de faire vivre notre dernier ouvrage, À travers Champs, comme nous l’aurions souhaité. Il n’empêche que nous avançons, même sans bruit. Un jour, peut-être, tout finira-t-il par cristalliser ?

Pas un moyen, mais une fin : il faut que l’écriture demeure ce qu’elle doit être, un champ de forces. C’est pourquoi, pour sortir de cette boucle de l’adaptation et aller voir ailleurs, prendre l’air, je vous souhaite la bienvenue à Champs, justement, une ville réelle devenue ville-maquette et, pour Joachim Séné et moi, le lieu fantasmé de ces métamorphoses que Pascal Chabot appelle de ses vœux à la fin de Global burn-out. La métamorphose comme contrepoison à l’adaptation à marche forcée.

Bienvenue par exemple dans le texte de Joachim Séné, où les personnages se transforment, où les hommes et les femmes portent des noms de rêve(s) :
« C’est le début de l’après-midi et Amine Guirlande sort par l’arrière du restaurant où il est employé à temps partiel. Après avoir retourné les steaks de bœuf, les côtes de mouton, les cuisses de dinde, les langues bien pendues, les poings d’ouvriers, tranché bien net les pains complets, fait frire le thym et les pommes de terre avec le sang des animaux, planté les haricots rouges avec des restes humains (entre les choux et les citronniers dans le jardin du restaurant qui se trouve sur son toit), Amine Guirlande sort et traverse une bande de pelouse pour aller s’asseoir au milieu du bois circulaire et clairsemé, rond-point qui n’ose se dire bois, ou bois qui refuse de se dire rond-point. »

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