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Rester sans masque

dimanche 19 Février 2023, par Anne Savelli

À quoi bon écrire ici, chaque semaine, ce qui ne fera jamais un tout, restera dans le flux et ne concerne, en apparence, que moi, ne vient brasser que quelques petites questions d’écriture ? La régularité que je m’impose (poster un article chaque dimanche) m’amène par moments à me poser cette question, et pas uniquement parce que je pense au risque de me répéter — après tout, si, pour moi, l’écriture est une aventure, ce n’est pas forcément ce qu’on peut en percevoir en me lisant.

Dans le semainier, on ne trouve pas de prises de position critiques sur le monde, ni même de réactions (je commente rarement les faits extérieurs, ne laisse rien paraître de ce que je peux ressentir face aux guerres, aux catastrophes, etc). De fait, la violence du monde, j’ai besoin d’en faire quelque chose qui ne serait pas de l’ordre du journal, c’est pourquoi, ici, je n’en parle pas.

Ici, c’est seulement le lieu du vrai self, pour emprunter le terme de Donald Winnicott. Je n’ai d’ailleurs pas, à proprement parler, de lieu où s’exercerait mon faux self, puisque je n’ai pas fait carrière, n’exerce pas de pouvoir, ne subis pas, au quotidien, de pressions hiérarchiques. Au contraire, je ne travaille qu’avec des gens qui me ressemblent, avec lesquels je m’entends tout de suite, même sans les connaître depuis longtemps. Je n’ai donc pas besoin de faire semblant pour parvenir au but.

Dans le lieu du vrai, qu’y a-t-il donc à dire ?

Bien sûr, pour trouver les moyens matériels d’écrire, il faut savoir rédiger un dossier, parler de son travail, autrement dit, savoir demander et se mettre en valeur. Il n’est pas question de tour d’ivoire, ni d’une sorte de "pureté" douteuse, d’une autonomie illusoire. Il me semble pourtant que cela peut se faire de façon authentique. On me rétorquera que si je le pense, c’est parce que je ne suis pas ambitieuse, socialement parlant. C’est possible. Je suis ambitieuse, je crois (j’en suis même sûre), mais ailleurs que dans la sphère sociale. Voilà qui pour certains paraîtra idiot, ou obscur, prétentieux. Peu importe. Ce qui compte, pour moi, ce n’est pas d’exprimer mes ambitions, c’est d’en faire quelque chose, un objet extérieur qui parlera à ma place tandis que j’en créerai, perpétuellement, un autre — raison pour laquelle, sans doute, j’ai toujours plusieurs fers au feu.

Rester focalisé.e sur le but à atteindre, avec tout ce que cela compte d’incertitudes, d’inquiétudes intimes, sans avoir besoin de manipuler ni de se faire manipuler, voilà qui est aussi essentiel que précieux. La précarité du métier me le fait parfois oublier. Je ne vois, souvent, que les difficultés du parcours. Pourtant, cette authenticité dans l’action et le partage me semblent indispensables quand on veut créer quelque chose. À vouloir à toute force se trouver dans la séduction, répondre à une attente, malgré le talent, l’intelligence, la sensibilité, on fait de la merde / on crée de la mort, je l’ai toujours pensé. Et même si, en apparence, toutes les cases sont cochées de la réussite sociale, je suis persuadée qu’on se retrouve devant un vide, un trou.

Le vide, le trou, on est sans cesse devant, bien sûr, mais je crois que s’y confronter relativement nu.es, sans armure factice, est moins dangereux —en particulier pour la santé mentale — que le contraire, malgré la fragilité, la peur de l’effondrement. Je ne suis pas en "quête de sens". Le sens est là, devant moi, même à ne rien pouvoir en dire — justement parce qu’il faut l’écrire.

Bref. Tout cela paraît évident, pourquoi en parler, cette semaine ? Peut-être parce que lundi, à la Maison de la poésie, nous avons vécu un moment d’une grande intensité quand nous avons fait part, Anne Mulpas, Séverine Daucourt et moi, de notre expérience d’une semaine à trois (par mail, durant sept jours, nous devions envoyer aux deux autres un résumé en dix minutes de notre journée d’écriture, gagne-pain inclus). Devant nous, des enseignant.es, venu.es participer à une formation intitulée "Travailler avec un écrivain". Soudain, après nos lectures et nos questionnements, dans la salle, une parole vraie. Celle qui dit droit devant, avec simplicité, la solitude, la difficulté et le désir de faire, de créer, de partager quand même. Pour moi, cette parole débarrassée de tout calcul est l’essence même de ma vie d’écriture, de ces choix qui, de l’extérieur, semblent à la marge. Mais je comprends qu’elle paraisse rare.

*

Nous sommes samedi, j’ai écrit le texte ci-dessous plus tôt dans la semaine, façon de se délester de ce qui entrave parfois dans le jeu social. Maintenant je m’apprête à partir. Dans mes valises, vingt ans de Bruits (carnets, feuilles, cahiers, frises) : deux semaines dedans et à la mer, complètement seule, est-ce que ça fait peur ? Un peu, oui (et si tout allait s’écrouler ?). Mais c’est justement l’aventure.

*

(photos : papillon de la serre de Copenhague, statue de la basilique de Saint-Denis)

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