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Structure lente

lundi 3 Août 2020, par Anne Savelli

C’est une semaine où je réfléchis à la structure de mon prochain livre et où je n’ai, ici, pas grand chose à dire. Par moments, je n’ai pas envie de dévoiler la réflexion en cours, je préfère rester tranquille dans le noir (j’ai le vague souvenir d’un texte de Violette Leduc où elle parle de ses pauvres trésors, de découvertes cruciales pour elle mais qui semblent se ternir dès qu’elle cherche à les partager). C’est le moment où tout est fragile et c’est bien.

Pourtant, j’écris cet article parce qu’il y a quelque chose que j’aimerais tenter d’éclaircir, qui n’est pas forcément sans rapport avec l’écriture. Y réfléchir au moment le plus creux de l’année est peut-être une idée. Voici de quoi il est question : je suis par moments effrayée (parfois séduite, souvent lassée) par la façon dont certain.e.s font plusieurs fois par jour un spectacle construit de ce qui leur arrive sur les réseaux sociaux. Cet "effroi" en lui-même n’a rien d’original. Depuis des années on en entend parler de narcissisme, d’exhibitionnisme, etc. La publication au quotidien, en elle-même, n’a rien de neuf non plus. À la fin des années 90, déjà, je me souviens, il y avait des gens qui écrivaient des poèmes tous les jours et les envoyaient tous les jours aux membres d’une liste de diffusion. 

Je pense pourtant qu’il s’agit d’un effroi neuf, ou en tout cas renouvelé. Le problème n’est pas là, au fond. Ce n’est pas tant une question de place qu’on aimerait prendre, une envie personnelle d’occuper le terrain que celle d’une obligation intériorisée. 

Il ne s’agit pas de ne rien dire de soi, évidemment, ni de juger ceux dont on peut avoir la sensation qu’ils interviennent vraiment beaucoup pour faire part de leur quotidien (concrètement, photos de ce qu’ils lisent, des parties de leur corps, de leur intérieur, de leur famille, de leurs vacances, de ce qu’ils boivent au café, de ce qu’on voudra : peu importe, je parle surtout, ici, de cette fréquence qui implique de faire de ce qui constitue sa journée, du matin au soir, une image) : ils ont l’air de s’accommoder de cette visibilité permanente sans souffrir et, de toute façon, font ce qu’ils veulent. Moi-même, je poste des choses très régulièrement, je ne vais pas faire la leçon. J’ai juste envie d’observer ce qui se passe, de comprendre ce qui nous motive vraiment. Quant à l’effet que me font les publications des autres, si je trouve une personne trop présente sur mes réseaux, je demande à la plateforme de ne plus voir ses posts, ce n’est pas compliqué puisque cette fonction existe. J’oublie ensuite l’existence de cette personne, ce qui au passage n’est pas anodin ni sans rapport avec ce que je cherche à comprendre. Et si je ne veux pas l’oublier, je la mets à distance pour un mois : elle ne va pas me manquer (autre constatation à l’usage) et je ne vais probablement même pas me souvenir que j’ai effectué ce geste quand elle réapparaîtra. 

(Note : en ce moment, j’essaye de ne pas me laisser happer, on l’aura compris. Mais plus que ça : outre la résistance, je cherche une autre voie, non un simple refus)

(Note 2, spoiler : je n’ai pas trouvé cette voie-là, je la cherche ici)

Bref. De mon côté, je constate que ma satisfaction est plus grande quand je partage (= j’annonce sur les réseaux sociaux) une fois par mois ce que je lis, vois et écoute dans la rubrique Culture en cours plutôt que d’envoyer des signaux d’alerte, chaque jour, sous forme de photos ou de citations. En réalité, j’actualise presque au quotidien cette rubrique et cette mise en ligne est une aide : cela me permet de savoir où j’en suis et d’établir des liens qui, sinon, resteraient invisibles. Mais je ne le dis pas et, ainsi, la publication sur site reprend la signification mystérieuse qu’elle possédait avant l’époque des réseaux sociaux : exister en temps réel, et donc potentiellement aux yeux des autres, mais sans guetter leurs réactions. S’il y en a, tant mieux. S’il n’y en a pas, tant mieux aussi. C’est une sorte de dépôt, disons. 

Je constate que cela est plus apaisant que le "partage" à la minute d’un article, d’une photo, même si cette action me procure du plaisir. Au passage, si je mets "partage" entre guillemets, c’est parce que dans mon esprit il s’agit alors d’un euphémisme pour dire cette autopromotion sur les réseaux qui n’est qu’un aboutissement, une boucle bouclée : une satisfaction qu’il n’est pas question de s’interdire, d’autant qu’elle peut provoquer autre chose (un débat, une rencontre, une envie...) mais qui reste en elle-même très éphémère. 

Quêter l’approbation en permanence, devenir l’auto-entrepreneur de son image, c’est le pharmakon de l’époque, on le sait : remède, poison et bouc-émissaire en même temps. Simplement, nous y sommes de plus en plus liés malgré nous et ce pour des raisons multiples, souvent professionnelles, liées à notre survie (alimentaire et donc émotionnelle, relationnelle, psychique, voir ci-dessous).

Dans mon cas, se retrouver prise dans l’événement global, permanent, qui brasse par rebonds (RT non désirés) la pandémie, les indignations, les nouvelles de santé, les vacances à la plage de gens que je n’ai jamais vus, c’est risquer l’évaporation, la dissolution de ce qui me travaille en profondeur (j’allais écrire "quand j’écris" mais on peut dire que j’écris tout le temps, même quand je n’écris pas, concrètement) (sujet même de cette rubrique semainier, je crois, je ne développe pas plus, sinon on n’en finira pas !). En surface, on pourrait dire que la cause de cette dissolution est la distraction, la perte de concentration. Que ce qui pousse à montrer ses trésors au lieu de les reconnaître d’abord, de les transformer ensuite pour en faire du neuf, est une erreur d’aiguillage. On dira que je suis adulte, que je peux me défaire de ce système-là. Oui, peut-être, mais ce n’est pas si simple, tout le monde en conviendra : les outils des réseaux ne cessent de nous pousser vers ce goût de l’exhibition, et par conséquent du voyeurisme, d’une part. De l’autre, la construction de sa propre image est devenue un passage obligé pour continuer à travailler. Il faut nourrir notre CV en permanence, susciter le désir, se démarquer. Être présent, sinon mourir — au passage, je me demande dans quelle mesure on n’est pas d’autant plus oublié qu’on s’expose davantage, voir ci-dessus. Et je ne parle pas, bien sûr, de tout ce que m’offre le surf par ailleurs : il faudrait que je compte le nombre de fois où j’ouvre un lien vers un site qui m’intéresse à partir d’un réseau, et non d’une recherche personnelle — à mon avis ce n’est même pas faisable !

La difficulté, c’est que tout est imbriqué. Ainsi, les outils des réseaux jouent-ils sur notre peur de disparaitre tout comme ils nous incitent à nous informer sans arrêt et à informer autrui de ce qui nous arrive. En ce moment, c’est particulièrement facile à remarquer puisque nous suivons tous, peu ou prou, l’avancée du virus : on peut lire qu’il y aura une deuxième vague - oui - non - oui - non - oui - non - quarante fois par jour, quel que soit le canal. On lit conjointement la peur, la colère, l’indignation, le mépris, le jugement, l’espoir, le désir d’insouciance et la résignation.

Épuisant, non ?

Je cherche une voie personnelle dans ce bruit. En refusant de rebondir sur les propos provoc des inconnus. En prêtant attention à ce qui fait ma sérendipité au lieu de la subir. En choisissant ceux qui pensent leurs rythmes de publication. En notant ce que j’ai vu et lu. En retournant nager, une heure de longueurs sans rien d’autre que le mouvement de brasse, aller retour, aller retour, heure en apparence monotone. J’écris cet article qui n’avait rien à dire et me demande, au moment de finir, si je n’ai parlé, ou non, que d’écriture.

(les photos ci-dessus, d’entrée dans le décor, ont été prises dans une impasse. Peut-être une forme de voie ?)

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