parution le 03/10/2024
ISBN 978-2-490364-42-8
53 pages
12 euros
Une semaine sans aucune lecture
dimanche 18 Juin 2023, par
(Citation à l’entrée de la médiathèque de Saint-Germain-en-Laye, où se trouvait dans mon enfance la bibliothèque jeunesse, autrement dit le centre du monde).
Après m’être insurgée et avoir poussé les hauts cris, comme tout un chacun l’aurait fait à ma place, j’ai donc suivi la proposition (impérative) de Julia Cameron dans sa méthode Libérez votre créativité : ne rien lire pendant une semaine. Elle-même anticipe cette réaction première (le refus, le rejet, les excuses excellentes pour ne pas) en racontant comment elle se fait rabrouer quand elle l’énonce en public.
Je ne sais pas quand elle a écrit son livre, mais elle n’y parle ni des réseaux sociaux, ni des mails. J’ai donc, de moi-même, décidé que la règle serait la suivante : ne lire ni livres, ni journaux, ni sites, ni réseaux sociaux, ni mails. Et même : ne pas écouter les informations (ce qu’elle n’avait pas demandé). La première question qui me soit venue, bien sûr, c’est : pourquoi exclure les livres ? Parce qu’il s’agit, explique Cameron, de s’abstraire pendant un moment des mots des autres, de leurs pensées pour (re)découvrir ce qu’on porte en soi. Elle a raison — je le dis et pourtant, au départ, j’étais on ne peut plus rétive.
Donc, pas de livres pendant une semaine. J’ai supposé que ça irait, que ce ne serait pas trop difficile. De toute façon, je me plaignais encore récemment de ne pas lire de façon continue. La peur qui m’est venue, c’est que cette coupure d’une semaine me renvoie à cette difficulté que je venais enfin de vaincre, justement. J’ai eu peur de sortir une fois de plus du cercle vertueux (lire un livre en entier ne rassasie pas, au contraire, donne envie de continuer à lire). On va voir que non. L’expérience m’a surtout permis d’y voir plus clair.
(le Tampographe sardon, qui d’autre ?)
Le premier jour, après avoir averti mon entourage de ma déconnexion, il faut dire ce qui est : j’ai eu l’impression d’être la reine du monde. Soudain, plus rien à foutre de l’actualité anxiogène qui nous renvoie, en permanence, à notre impuissance — la canicule innommée que nous subissons ces jours-ci suffisant à elle seule, si nécessaire, à me rappeler le sort de la planète. Rien à faire non plus de ce qui se poste ici ou là sur les réseaux sociaux, les réactions à des polémiques que de toute façon j’ignore, les photos de tel ou tel livre, de tel ou tel événement.
Durant la semaine, une évidence m’a sauté aux yeux. Non seulement les RS sont pernicieux quand ils traitent d’"amis" des gens avec lesquels nous n’avons aucun lien (sur Facebook, j’ai en permanence 800 "amis" en demande. Lorsque j’en accepte certains, il ne se passe rien. C’est pourquoi je ne réponds plus, ne m’en soucie plus). Pernicieux, ils le sont encore davantage quand ils nous suggèrent de "partager" quelque chose de notre journée. Depuis dix ans, ils nous "invitent" à déplacer le contenu de nos blogs ou sites sur des plateformes formatées où nous nous retrouvons, non à partager, mais à imposer ce que nous mettons en ligne. Dès qu’il s’agit de s’adresser à un public plus large que celui de nos amis (avec lesquels nous pouvons n’avoir que des relations à distance, ce n’est pas le problème), nous imposons nos possessions — même petites. Dans mon réseau, ce sont des livres, en majorité, qui apparaissent sans crier gare. Ce geste de transformer tout ou partie de sa journée en contenu à poster, je le fais moi aussi, même à exclure du champ un grand nombre d’éléments. Je m’inscris dans cette danse qui peut, à l’occasion, véhiculer une forme de violence classiste, culturelle ou économique, que j’exerce et subis tout à tour. Je ne dis pas qu’il faut s’empêcher de promouvoir un livre ni de faire rayonner sa joie, ses questionnements, ses indignations sur les réseaux sociaux (il suffit de se rappeler #Metoo). Mais est-ce toujours un "partage", cette mise en avant de nos goûts, de nos réactions, de ce qui nous arrive ? Qu’est-ce qui nous motive, en réalité ?
J’ai écrit que ça m’avait "sauté aux yeux" justement parce que, au moment où la pensée m’est venue, je ne regardais plus d’images. Pris dans le flux, on ne se rend plus compte, mais dès qu’on le coupe on voit à quel point on se laisse imposer des choses auxquelles on se mesure sans cesse. On le sait, on lutte, mais on a beau faire : c’est ancré. Pour être tout à fait transparente, de mon côté je regrette souvent de ne pas être invitée à des festivals, sentiment qui s’estomperait si je ne voyais pas les autres être invités partout, dans des lieux parfois inconnus, du reste, ou auxquels je n’aurais pas pensé. Evidemment, c’est un effet de loupe, de groupe. En réalité, tout le monde n’est pas invité tout le temps, contrairement au sentiment que j’en ai. Cela ne m’empêche pas de me réjouir quand un.e ami.e auteurice est convié quelque part, ça n’a rien à voir. Le fait de se réjouir pour les autres est réel. Le fait de déplorer sa non-invitation permanente n’a, par contre, aucun sens.
Bref, ce premier jour fut une délivrance. Les jours suivants, je n’ai appris la mort de Berlusconi que de façon incidente, et la panne sur la ligne 4 du métro que parce qu’elle aurait pu me concerner. Au moment où j’écris, je ne sais toujours rien de plus, tout comme je n’ai pas la moindre idée de ce qui se passe dans ma messagerie.
Et donc, ce que j’ai fait ? Eh bien, j’ai écrit Bruits et, ce faisant, je me suis aperçue que plus le temps passait, plus mon imagination se débridait. L’imagination, j’en étais pourvue dans l’enfance, époque où j’écrivais de la poésie, ce qui était encouragé, valorisé par mon entourage. Devenue adulte, j’ai eu la sensation que cette faculté d’inventer avait perdu de son attrait, laissée aux bons soins de la culture populaire, disons, et je l’ai moi-même atrophiée. Je m’en suis méfiée, par peur de voir surgir des idées, des phrases que j’aurais trouvées cliché, débiles, sans intérêt (ce que je raconte là, je m’en suis rendue compte cette semaine).
Les premiers jours, j’ai écrit davantage que d’habitude. Pourtant, ce livre me crève : il faut sans arrêt que j’aille m’allonger pour récupérer. Mais bon. Au bout d’un moment, c’est reparti. Bruits prend des chemins qui me laissent perplexe et même circonspecte, mais ce n’est pas grave. Je ne cesse de dire que j’écris comme un pied et je le pense, mais je sens aussi que c’est sans importance. Ce qu’il faut, pour l’instant, c’est constituer une matière écrite quasi inépuisable (pour moi), en termes de propulsion (d’idées, de motifs, d’actions), et c’est là où ne pas lire est en train de m’aider. C’est contre-intuitif, je sais, et pourtant c’est vrai : me voilà forcée de faire remonter en surface des éléments du "puits", de la "source", selon les mots de Cameron, d’aller y chercher ce que j’ai emmagasiné depuis des années. Au point où j’en suis, me documenter encore serait une fuite. J’ai besoin de mettre en mots, en fiction(s), ce que je ne sais pas encore avoir à écrire, même de façon maladroite, naïve, parfaitement idiote. Je me rassure en me disant que ce qui compte, c’est d’avoir cette matière entièrement écrite devant soi. Ensuite, le "métier" permettra de relire et, au besoin, de tout réécrire.
Alors, résultat des courses : est-ce que j’ai triché ? Techniquement, non. J’ai même résisté aux lectures sur le bruit dont j’avais besoin, les reportant à la semaine suivante. Cependant, je suis sortie écouter des auteurs, des autrices (entre autres, lors d’une formidable soirée autour de Jouer Marilyn, le dernier numéro en date de la Revue d’études culturelles de l’Université Haute-Alsace). Surtout, quand je n’arrivais plus à écrire, je me suis précipitée sur la création de mon prochain podcast, qui contient plusieurs interviews.
Ce vendredi, je constate qu’il m’est toujours difficile d’écrire ce livre chaque jour, alors qu’au début de la semaine je me réjouissais de mon rythme (j’avais même calculé que je pourrais avoir terminé dans trois mois). Au moins ai-je pu mesurer l’étendue du parasitage des réseaux sociaux et des messageries de façon concrète. Alors, que faire maintenant ? Je penche pour une semaine de déconnexion totale, comme je viens de la vivre, chaque mois. C’est peu. C’est beaucoup. C’est peu. On verra. Quoi qu’il en soit, l’aventure moderne, ainsi que nous avions commencé à la vivre dans Nos îles numériques, se poursuit.
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