parution le 03/10/2024
ISBN 978-2-490364-42-8
53 pages
12 euros

Claire Dolan, hors champ
marques du ciel absent dans le film de Lodge Kerrigan
lundi 28 Septembre 2020, par
Deux villes (New York, Newark à la fin des années 90), trois personnages (Claire, celle qui se prostitue sous le nom de Lucy ; le mac, ami de la famille ; le chauffeur de taxi, avec lequel elle danse et qu’elle pourrait aimer). Texte paru initialement dans le hors-série "Le ciel vu de la terre" du collectif inculte (2011), inspiré par le film de Lodge Kerrigan, "Claire Dolan", dont voici pour commencer la bande-annonce :
*
I just miss having you inside of me.
I want you inside of me.
Lucy
I want you inside of me.
Claire
On dira ce qu’on voudra, de Claire Dolan : rasoir, scalpel, hache, artères sectionnées, bruits de circulation dans des rues quasi vides
répondeurs, téléphones, boites, liasses, cachettes
Hopper, Hitchcock, Bresson
main posée sur le ventre en ultime violence
et bien sûr le générique : triangles, rayures, stries, cases, verres, zébrures, toiles abstraites jusqu’à s’apercevoir que (briques, balcons) il s’agit de façades, parois avec plis de rideaux (pour cela il faut s’approcher ou voir le film en salle), on pense tout de suite New York on se dit que c’est presque trop.
Il y a la surface argentée du téléphone public avec clavier à touches, cabine dans laquelle Lucy (ce n’est pas Claire, encore), manteau de prix, cheveux auburn relevés, appelle ses clients ; le miroir en triptyque de l’ascenseur ; et surtout le building qui envahit l’image par la paroi de verre dans le bureau du client (on imagine au moins le vingtième étage), cage où la ville verra Lucy nue.
Claire : au téléphone, apprend que sa mère est morte. Lucy : d’une voix toujours égale répond au client qui tambourine (on est dans les hauteurs, la classe supérieure exige et humilie, une minute de film suffit à le comprendre). A l’horizon, tout ce qu’on ne saura jamais.
Les miroirs reflètent nuque crâne dos, les bretelles croisées (un manteau camel sur une robe perle, s’extasieraient, s’indigneraient les magazines) de la femme qui ment, sur le plaisir qu’elle prend, sur la joie de vous revoir, sur la mort de sa mère quand elle parle à son mac, irlandais comme elle, ami de la famille à qui elle rembourse une dette (visage rouge de cet homme dénote dans le bar où ils échangent, et c’est l’horreur, des politesses). Au cimetière, le ciel est branches, troncs.
Claire s’enfuit. Du taxi on entrevoit une fraction de bleu au-dessus d’un tunnel, des nuages vers l’autoroute. C’est tout.
Newark. Les rues s’élargissent, les immeubles perdent en domination mais la menace est là (stores fermés du snack refuge de Claire, voisin à la fenêtre qui envahit le cadre). Elle devient coloriste dans un salon de coiffure, s’appelle Claire en effet mais on demande Lucy au téléphone : personne au bout du fil, bien sûr. Boire des verres au comptoir danser fixer la porte en ayant peur que la mort survienne, regarder le partenaire et presque l’embrasser, arriver en retard au travail : dans le plan suivant, la lumière du jour fait une brèche, pour une fois le danseur n’est pas un violeur en puissance, c’est nouveau.
Mais il y a toujours ces miroirs, objets de danger (dans celui de l’armoire apparaît le mac), des visages fermés, parfois une vitrine (dans celle du coiffeur se gare une voiture qui est là pour quoi ?). La fenêtre de l’appartement de Claire, à Newark, se précipiterait sur l’immeuble d’en face si les voilages n’invitaient au flou, à l’enroulement - vent léger, un chat. Les façades de New York, elles, s’ancrent dans ce qu’elles sont, des cloisons modèles. Du trottoir ignoré au ciel qu’on ne voit pas, qui ne se reflète pas, dont on devine seulement la luminosité, le labyrinthe est plat et il est vertical (simple, non ?).
Claire, traquée, doit revenir. Lucy, en blouse bleue pâle (elle n’a pas le choix, c’est un cadeau du mac. Le geste le dit : les vêtements offerts sont un flingue sur la tempe, tu y retournes ou je te tue) est debout face à son client, sur un balcon, à cent mètres du sol au moins. Layette, tunique d’aide-soignante, uniforme d’hôtesse : se distingue derrière lui entre deux bâtiments un segment de couleur semblable. Il lui parle, paraît la comprendre, il a souffert aussi. Mais c’est un leurre. Elle dégrafe sa blouse, il n’y a pas de discours, de compassion qui tienne.
You don’t really want to have sex with me, do you ?
No.
Le plan se resserre, plus de ciel.
Les buildings restent indifférenciés. On peut chercher le Word Trade Center (le film date de 1998), on ne le trouvera pas, ou alors morcelé, impossible à identifier.
Claire porte une perruque pour un autre client, aperçu dans le reflet d’un écran de télé et qui lui a demandé, avant passe (on n’a pas entendu, il n’a même pas dû le formuler), de changer de couleur. Claire/Lucy choisit la perruque mais lorsqu’elle est Lucy et seulement Lucy non, va au bout, se teint (formule mécanique : I’m happy to do it for you, une phrase de cet ordre), gros plan du lavabo dans lequel elle se rince, mains, cheveux, eau roussie et hors champ c’est Marnie obsédée par le coffre-fort.
Si elle est frigide Claire/Lucy ? Ça...
Il n’y a pas d’orage dans Claire Dolan.
Il n’y a même pas de meurtre, c’est dire.
(dire quoi ? et qu’est-ce qu’on en sait ?)
Claire récupère les cartons de sa mère, les ouvre, retrouve des photos de famille. S’enfuit à nouveau : aller à Newark c’est choisir la cavale, on voit que le déplacement se travaille au plus près. Ciel de nuit vu de la route, le danseur est chauffeur de taxi. New York contre Newark elle et lui se cherchent, se trouvent.
Claire emprunte d’autres noms, s’incarne en femmes fictives, on ne sait pas combien. Le danseur fouille, trouve les faux papiers (et comment il s’appelle, lui ? On l’ignore, ou ce n’est pas marquant, mais il a une fille, qu’il traite bien) pendant qu’à l’image Lucy trace façades/canapés/sexe toujours les mêmes lignes refrains géométries. La vie dans son désordre n’existe qu’en voiture à travers le pare-brise lorsqu’il est au volant, lui, le danseur chauffeur, et encore c’est peu. Les buildings poursuivent l’entreprise de sape.
Lumière du ciel, enfin, qui envahit le cadre lorsque Claire annonce son désir d’enfant. Elle et lui de profil sur un toit d’immeuble, la terrasse baigne dans un gris léger. Dès lors, un retour au sens initial des phrases que Lucy débite semble envisageable. I want you inside of me dit Claire au danseur juste avant de lui faire la plus simple déclaration qui soit. On peut y entendre autre chose que avance/défense dans la transaction
faire l’amour mi-habillé, porter un vêtement de laine parce qu’il est doux, tient chaud
on peut l’entendre aussi
et c’est à peu près tout.
Arrive l’agression, dans le taxi, par un client, c’est le chauffeur qui trinque. Plans larges, très serrés, close your eyes ou sinon je te tue, cette fois c’est dit, hurlé. Il n’y a pas de bagarre mais deux ou trois secondes durant lesquelles personne ne sait s’il va mourir. Newark par l’entrepôt, l’usine, la pile de pont, s’il y a du ciel on dirait qu’il s’y agglomère. L’air qu’on respire ? Ne pas s’y fier.
Dans les plans suivants, les personnages, vus par les fenêtres, se parlent. Le cadre s’incarne, espère-t-on. Mais lui a basculé dans sa vie de danger, à elle, sans en avoir les armes. Ce qu’elle s’est forgée de raideur, d’absence, Claire Dolan, calme apparent de celle qui (le verbe que tu veux et le temps que tu préfères, sauf futur) depuis l’âge de douze ans, on pourrait aussi le recenser.
Enfin, à travers la vitrine d’un bar, Claire mange pour la première fois dans le film. Dévore, plutôt. Un plan bref comme toujours, on sait que c’est pour deux.
Lui, le chauffeur, cherche à comprendre, qui elle est, ce qu’elle fait, pourquoi, se prend des coups. Les façades et fenêtres envahissent, envahissent encore, elle ne dit rien de précis quand il la voudrait transparente, elle devine sa silhouette à travers une porte en verre dépoli (des hôtels il n’y a que ça, au design millimétré, confondus à ses chambres à elle). Il la piste, l’observe, s’évanouit dans le grain de la vitre. Entre eux un client, une terrasse, ne demeure dans l’axe qu’un rebord de porte-fenêtre. Seule sa chambre à lui, rythmée par le bruit de la circulation, échappe à cette rigueur. Mais c’est toujours très peu, un simple décalage. Géométrie d’accord mais surligner ça non.
Enfin les comptes se règlent par le corps, lutte et corps à corps équivalent. Oreillers, housses, matelas alternent avec cette vision carrelée de la ville où la rue n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, lieu direct de la mise en vente.
Il n’y a pas d’enseigne, de néon, de cinquième avenue clignotante.
Il n’y a pas de rouge, de bijou, pas même de chaussure à talon.
Il n’y a pas de sol, de toute façon.
Claire réussit à régler sa dette. Durant un instant, on croit qu’elle s’est envolée, a quitté la ville. Erreur : pour survivre, même enceinte, il faut encore utiliser Lucy. L’air pur, le grand large le spectateur l’exige, Lodge Kerrigan s’en fout. On ne peut pas la tuer si vite, Lucy, il faut produire un max avant que le ventre grossisse. L’argent ça ne tombe pas vous savez d’où.
Retour sur image, gros plan du lavabo, eau roussie et cheveux mouillés. Claire en réalité se rince pour retrouver sa vraie couleur. Ca y est, elle peut partir, allez pourquoi pas Chicago. L’avion horizontal traverse sa fenêtre, strie le ciel vers la droite. Elle lui tourne le dos pour sortir de la chambre. Claire Dolan, D-O-L-A-N, épelle-t-elle à l’aéroport.
Retour à New York sans Claire, donc, pour cette main posée. Le mac et le chauffeur, jeune marié, futur père à nouveau, se croisent. Cette fois, la rue est aux prises avec ce qu’on sait d’elle, trafic intense du centre-ville, camions, piétons effacés. A hauteur de roues, de capots, de moteurs, le danger bifurque.
Les grands espaces seraient-ils inside of me, dans ma tête, mon ventre, dans ce que je regarde sur l’écran où est écrit à gauche Dolan, Claire, à droite 05-SEP-97, date d’échographie ?
Fonds marins et ciel, désormais, idem.
*
Sur la fiche IMDb qui lui est consacré, on peut lire : Lodge Kerrigan is a New York film director who has made only four films in fifteen years but whose works have left a deep imprint on the minds of those who have seen them.
On ne saurait mieux dire, merci la fiche. Pourquoi Claire Dolan, une dizaine d’années après sa sortie, travaille toujours au plus près ? Pourquoi insister, et même lourdement, en déclarant :
C’est le film qui m’a le plus marqué(e)
(de ma vie, allons-y dans la grandiloquence)
alors qu’on pourrait (qui ça ?) le qualifier de glacial, clinique, sujet vu et revu, ville vue et revue, personnages de call-girl, de chauffeur de taxi, de mac vus et revus, maternité qui sauve, ah non, pitié, etc. ?
Rien n’est vu et revu, dans Claire Dolan, surtout pas le visage de Katrin Cartlidge, son regard détourné lorsque le client demande à Lucy d’où elle vient et qu’après une hésitation elle lui lance Dublin comme on jetterait un os. Elle regarde quoi, du haut de la terrasse, à ce moment-là ?
On pourrait penser : c’est facile de ne pas filmer le ciel pour montrer que. Si ce n’est que l’impression de le voir persiste, s’insinue dans l’esprit. On en découvre d’abord une bande verticale, à gauche d’un immeuble (on dirait un buvard, plutôt). Puis les buildings, leurs façades changeantes prennent place, investissent le cadre. Reflets bleus, gris-bleus, gris suggèrent sa présence, et pourtant il n’y est pas. L’attester, ce serait faire surgir un nuage des vitres, au moins. Or ce qu’elles réfléchissent, les vitres, on s’en rend compte si l’on insiste, si l’on repasse le générique, ce n’est jamais le ciel mais le building d’en face.
Dans chaque case, losange, on croit trouver de l’air, s’élever, respirer, mais c’est du vide, voilà, Lucy nous y entraîne, ascenseur, bureau, on traverse avec elle : le ciel supposé appartient au client. C’est un mur de verre perpendiculaire au vrai ciel, celui qu’on ne voit pas, auquel personne ne pense. Il est plus beau, plus précis, coupé droit. C’est un miroir tendu au mouvement perpétuel, appel d’air / asphyxie, poursuite de l’objectif malgré les retours au point de départ.
Claire Dolan s’en détache (robe perle et manteau camel), s’y fond (blouse bleue) (et c’est pareil hélas) avant de le maîtriser, ciel vide qu’on ne dira pas illusoire, personne ne se faisant d’illusion. Sans rien dire ou presque elle l’empoigne, le comprime, l’abrège. Façade, vitrine, fenêtre, armoire à pharmacie, paravent, verre, glaçon, il s’amenuise, devient simples billets empilés et cachés, ultime liasse posée sur un rebord de table que le mac voudrait restituer (pour fêter le départ, l’arrivée de l’enfant), si chèrement acquise.
Claire refuse, l’abandonne.
Gagne.
Une femme, deux femmes, dix, vingt.
Une femme
Deux ciels
Un
(des ciels, pas des cieux, hein ?)
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