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L’aventure moderne #4 : la mécanique

lundi 7 Décembre 2020, par Anne Savelli

Je crois toujours que « l’aventure moderne » a commencé à un moment précis que je saurais situer : il y a deux ans et demi, quand sont apparus les premiers signes du burn-out. Ou non, plutôt en l’an 2000, quand je travaillais en start-up. Sauf que, c’était plus tôt, encore, viennent me suggérer les photos de Joachim choisies pour illustrer le diaporama du prochain volet de notre enquête, « Qu’est-ce que la connexion a changé dans votre vie, au début ? ». Pour accompagner la présentation, il décide de montrer de vieilles encyclopédies, des Guides des inventions qui nous feraient sourire et des dictionnaires défraîchis : du pré-Wikipédia, en somme.

Tout a commencé au début des années 90, au printemps 1992, je crois. J’avais répondu à une annonce énigmatique publiée dans Le Figaro. Une société – on ne savait pas qui – cherchait des étudiants pour des travaux de bureau. Le journal ferait suivre les candidatures. Lettre de motivation manuscrite de rigueur, CV tapé à la machine, le tout envoyé par la poste avant de guetter le facteur qui ne dirait qu’une fois par jour, six matinées par semaine, si une réponse pouvait venir. Le reste du temps : rien. Rien d’autre à faire qu’attendre dans un lâcher-prise impossible puisque rien ne pouvait pallier le vide de la boîte aux lettres, ni mails reçus par dizaines, ni offres similaires auxquelles postuler d’un clic en oubliant, l’instant d’après, ce geste.

La réponse finit par venir et je fus prise, sur-sur-diplômée pour le poste et surtout dans des conditions honteuses, en CDD mais sans contrat pour ne pas avoir à me verser de prime de précarité. Je n’y connaissais rien, c’était mon premier « vrai travail », « dans le milieu de l’édition », qui plus est : j’acceptai. C’est ainsi qu’un matin je me suis retrouvée à Saint-Germain-des-Prés dans des locaux immenses faits de toutes petites pièces (les bureaux des employés) et d’un peu plus grandes (ceux de leurs supérieurs hiérarchiques) ; de pièces, surtout, remplies de livres qui prenaient la place des humains.

Je m’étonne aujourd’hui de ne plus me rappeler le temps exact passé dans ces locaux dont un journal m’apprend qu’ils faisaient 800 mètres carrés – deux ou trois mois, sans doute. À l’époque, chaque minute pesait une éternité. Chaque jour, j’avais l’impression que le travail mangeait ma vie et ma jeunesse. C’était Chronos qui me bouffait toute crue.

Il s’agissait de travailler pour la plus célèbre des encyclopédies en un volume, paraissant chaque année et qui promettait au lecteur de lui apprendre « tout sur tout ». Dans mes souvenirs, ce qui revient, ce sont les kilomètres d’étagères poussiéreuses bourrées à craquer de papiers, de volumes qui prenaient des salles entières où on ne faisait que se faufiler ; les fenêtres crasseuses donnant sur la rue ; les employés en CDI, issus de la noblesse comme le maître des lieux et dont seuls les hommes passaient cadres. Bien entendu, ni cantine ni tickets resto. Avec ma collègue du même âge, nous descendions le midi avec nos tupperwares frissonner sur un banc face à un magasin de parapluies ou, rarement, déjeunions au café. Les jours fériés, nous ne travaillions pas mais n’étions pas payées – du tout.
(quand j’y pense...)

Notre tâche, c’était de mettre à jour le travail de ceux qui nous avaient précédés, certainement été remerciés neuf mois plus tôt sans la prime eux non plus, puisque selon l’idée du patron, tout cela s’assimilait à la cueillette des fraises : c’était saisonnier. Il fallait vérifier les occurrences de chaque mot de l’index dans la nouvelle version de l’encyclopédie, pointer le numéro de page et chasser les doublons – ce qui demandait bien bac + 5, n’est-ce pas ? Mais, et c’était une nouveauté (révolution dans la maison), il fallait aussi saisir les données corrigées dans les colonnes sans fin (début du scroll ? Peut-être) d’un logiciel créé pour l’occasion. Là se situe le sel de l’histoire, si on peut dire : le créateur de l’encyclopédie n’ayant aucune confiance dans les ordinateurs – ce qui a d’ailleurs causé sa perte – il nous était demandé de reporter chaque opération sur une version papier qui n’était autre que l’impression de ce que nous voyions sur l’écran. Autrement dit, et j’avais calculé pour comprendre pourquoi je me sentais tellement anéantie, dévorée du matin au soir, chaque jour nous faisons 8000 opérations de vérification, ou plus exactement deux fois les mêmes 4000. Je me souviens de la réaction de ma psychanalyste à ce sujet – raison pour laquelle, sans doute, je crois me rappeler ces chiffres.

Un châtelain, ses vassaux, ses sbires. Écrivant cela, je comprends soudain pourquoi, à la fin de mes études, le milieu professionnel de l’édition, son organisation, ses hiérarchies, ses violences souterraines ont commencé à me rebuter. Nous étions de petits robots, tournant la tête de gauche à droite des milliers de fois dans la journée, passant de l’écran au papier, du papier à l’écran dans le bureau crasseux. Cet index, c’était le trésor de l’encyclopédie, disait le patron aux journalistes : sans lui, rien ne tiendrait. J’ai toujours aimé les index, on en trouve dans plusieurs de mes livres, il fallait y veiller, je le comprends. Cependant, au fil des jours, les petits robots que nous étions, ma collègue et moi, découvrions que les centaines de pages qu’il référençait contenaient de fausses statistiques à cause de calculs erronés sur la croissance, ou décroissance, de l’industrie de tel pays, effectués par dessus la jambe parce que certaines données manquaient et qu’il fallait, coûte que coûte, actualiser l’encadré. La rumeur, vérifiée, courait de salle en salle. On s’offusquait, allait voir un plus haut placé : rien ne changeait. Que faire de plus ? Rien. Ce n’était pas ce qu’on nous demandait.

Il y eut pire. En 2001, scandale dont je n’ai pas eu connaissance à l’époque et qui, semble-t-il, avait commencé à germer deux ans après mon départ, l’encyclopédie fut poursuivie pour complaisance face aux thèses négationnistes, avec reprise de chiffres falsifiés des Juifs morts à Auschwitz, directement calqués sur ceux de Faurisson, chiffres qu’elle mit bien du temps à supprimer.

(est-ce que je m’égare ? Suis-je vraiment hors sujet ? Combien de temps aurait tenu sur Wikipédia la révérence envers Faurisson et consorts constatée dans les articles ?)

En 2000, huit ans après cette première expérience, je cherchais du travail et, loyer, enfant, nourrice, bref c’était très urgent. Pendant que se poursuivaient les tests de recrutement de la start-up américaine qui allait m’employer, j’ai passé un entretien d’embauche pour un emploi similaire. Là encore, il s’agissait d’une société étrangère qui voulait s’établir en France. Moins bien payé, moins bien situé, 39 heures par semaine au lieu des 35 de rigueur depuis peu... Surtout, le recruteur était l’un de ces anciens cadres de l’encyclopédie, qu’il avait donc quittée mais dont il avait vu la mention sur mon CV, ce l’avait décidé à m’appeler, me dit-il en entretien. Quelques jours plus tard, alors que je n’avais toujours pas la réponse de la start-up américaine, j’ai dit non quand lui me disait oui.

J’ai refusé au téléphone, dans une sorte de vertige — et l’immense soulagement quand le yes est venu par mail des US, me délivrant de cette peur d’avoir été trop optimiste, de m’être fait confiance, d’avoir préjugé de l’avenir.
Quelques mois plus tard, lors d’une veille sur les journaux en ligne, j’ai découvert que la société dont cet homme était chargé de développer la branche française était — déjà — en conflit avec ses employés, qu’elle souhaitait licencier. N’ayant eu d’autre choix que d’occuper les lieux et de dormir sur place, les rédacteurs venaient de se faire dégager, manu militari, par la police appelée en renfort.

L’article est introuvable de nos jours sur le web. Il m’en reste la mémoire.

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