Fenêtres Open Space

site d’Anne Savelli

Songe à la douceur

mercredi 14 Octobre 2020, par Anne Savelli

(un texte, je te le conseille, à lire seul.e et ensemble, à voix haute, à voix basse, comme ça, juste pour voir, en réfléchissant à ce qui se passe, en échangeant ses impressions)

Ce sera un texte simple – vraiment simple – écrit à partir d’une ponctuation particulière – presque unique mais pas tout à fait – tu vas voir pourquoi dans les secondes qui viennent – ponctuation empruntée à un écrivain – Joachim Séné – qui lui-même l’a empruntée à un autre écrivain – Sébastien Ménard – consistant à n’employer pour rythmer ses phrases que cette sorte de trait appelé tiret cadratin, obtenu sur un clavier par deux traits d’union comme ceux-ci : - - qui se suivent et que la barre d’espace réunit : –

tiret cadratin dont on se sert a priori quand on veut écrire des dialogues :
– Bonjour, madame.
– Bonjour, monsieur.

ou former une parenthèse plus chic que la parenthèse classique – disons plus littéraire – comme cela – fonctions auxquelles j’ajoute – parce que j’y pense soudain – la possibilité de faire des listes

l’usage du tiret cadratin pour relier entre elles des phrases – ou des fragments de phrases peut-être – ne faisant que cela pendant un livre entier – n’est pas conventionnel – n’est pas normal si tu préfères – c’est une bizarrerie, autant le dire tout de suite – bizarrerie qui – du reste – je pense que tu t’en rends compte – déjà – au bout de quelques lignes – consiste à forcer le lecteur à suivre un rythme imposé par l’auteur – ou l’autrice – un rythme que le lecteur – la lectrice – ne pourront jamais modifier et voilà qui est difficile à avaler n’est-ce pas – difficile quels que soient l’âge et les habitudes du lecteur – ou de la lectrice – qu’il ou elle lise beaucoup ou non – il n’y a aucun complexe à avoir là-dessus, sache-le, c’est pour tout le monde pareil – avec ce fichu tiret cadratin placé un peu partout on ne peut pas aller à son propre rythme – et donc :

– soit le lecteur ou la lectrice, dérouté.e par cette cadence – va abandonner – c’est le risque

– soit il ou elle s’accrochera et s’il ou elle le fait, sera – je te le dis moi qui ai lu le roman – L’Homme heureux – récompensé.e de son effort [1], comprenant que cette ponctuation n’a rien d’un artifice mais permet au contraire de parler du sujet même du livre – comment internet relie et sépare les êtres humains

à cet instant précis – stop – faisons une pause je te prie – tu te demandes sans doute quel rapport mon texte peut bien entretenir avec le thème qu’il est censé traiter – la fraternité / la sororité – je parierais même que depuis un moment tu te dis quelque chose comme : « mais qu’est-ce qu’elle raconte ? » – cependant que ton œil de lecteur ou de lectrice remarque – mine de rien – que je viens d’ajouter un nouveau signe de ponctuation – un slash comme ceci / entre les mots fraternité et sororité – si tu n’as pas vu remonte quelques lignes
il est également possible qu’en toi, un peu plus tôt, une lumière se soit allumée – une de ces ampoules clignotantes, tu sais, un peu comme une alarme – quand tu as lu : « comment internet relie et sépare les êtres humains » – quelque chose en toi, alors, s’est peut-être dit : « tiens, cette phrase ne rappellerait-elle pas la notion de fraternité, par hasard ? » – eh bien, si c’est le cas, tant mieux – si ce n’est pas le cas, tant mieux aussi – ne t’inquiète pas, ce n’était pas un test, ça n’a pas d’importance – ce qui compte, c’est de voir maintenant ce que ça donne – c’est de chercher à comprendre ce que ces mots, fraternité, sororité, pourraient bien signifier pour nous – s’ils pourraient nous aider [2] à nous sentir mieux

allons-y

commençons même – si tu es d’accord – par nous servir de notre ami / ennemi, le tiret cadratin pour bloquer le mot fraternité et même tant que nous y sommes, Fraternité avec une majuscule – tu vas voir pourquoi tout de suite :
la – Fraternité – avec une majuscule s’inscrit, comme chacun le sait, au sein de la devise de la République française « Liberté Égalité Fraternité »
bien

cette Fraternité avec sa majuscule, coincée à la dernière place de la devise, est un mot qu’on peut lire au fronton des mairies, des écoles, des hôpitaux, des casernes de pompiers ou des bibliothèques – des bâtiments publics en général – devise qu’on trouve également sur les timbres, les billets de banque, les pièces de monnaie – un mot qu’on lit chaque jour sans même s’en rendre compte
une Fraternité qui, comme Liberté et Égalité, si on réfléchit une seconde, concerne ainsi toutes sortes d’échanges, dont l’éducation – le soin – la justice – la culture – le courrier – le commerce – le transport – le tourisme – le sport – ou encore, par esprit de rebond [3] – la consommation – les impôts – les routes – certaines usines – l’aviation – l’espionnage

les cartes postales envoyées en vacances

le regard à la vitre lorsque le train démarre – puisqu’il y a une gare et un train

jusqu’à l’air qu’on respire
mille choses qui nous concernent – de très près, tu vois bien

à ce propos, justement, la fraternité avec une minuscule nous concerne plus encore, je crois : si, grâce à nos tirets cadratins – décidément pratiques – nous établissons maintenant une liste de ses définitions, le champ de pensée s’élargit encore

ainsi, fraternité sans sa majuscule signifie, par ordre d’entrée dans le dictionnaire [4] :

le lien de parenté qui unit des enfants issus de mêmes parents

l’affection que se portent deux frères / deux sœurs / un frère et une sœur

un lien étroit d’amitié qui unit deux personnes qui ne sont ni frères ni sœurs

un sentiment de solidarité et d’amitié
et encore [5]

un lien de solidarité qui devrait unir tous les membres de la famille humaine
le sentiment de ce lien

un lien qui existe entre les personnes appartenant à la même organisation, qui participent au même idéal

« qui devrait » – famille humaine – sentiment – idéal... après tous ces détours qui viennent de nous forcer à marcher côte à côte, toi et moi, à lire au même rythme les mêmes mots, mille questions me viennent, figure-toi, des questions qui portent sur l’entraide, l’amitié, la famille, le groupe, les ressemblances, la réalité et le rêve – en voici quelques unes :

être le frère de quelqu’un, est-ce être son égal, son semblable, son contraire / agir en frère ou sœur, est-ce être – ou se sentir – supérieur, inférieur à celui qu’on soutient ou qui peut nous aider / est-ce l’un / est-ce l’autre / est-ce les deux à la fois / n’aide-t-on jamais que ceux qui nous ressemblent / peut-on aider tout le monde / tout le monde peut-il nous aider

un bloc de questions sans point d’interrogation à la fin qui te fatigue sans doute, mon semblable, mon frère, qui t’ennuie j’imagine – tu te demandes quand cette accumulation va finir – eh bien je te réponds – quand tu pourras m’aider à résoudre les énigmes suivantes, formant cet autre bloc :

la fraternité, est-ce quelque chose qu’on force, qui demande un effort à la nature humaine – quelque chose qui s’apprend – se conquiert – se transmet –
à moins que ce ne soit un état naturel – un sentiment qui change – parfois se manipule – un élan qu’on retient – un acte qui viendrait de l’intérêt personnel – n’existerait au contraire que sans aucun calcul

des questions qui se déroulent, se poursuivent sans fin en ajoutant des liens d’une pensée à une autre pour pouvoir réfléchir ensemble – noter les ressemblances / les contraires – et tout ce qui vagabonde sans raison apparente

ainsi, pour moi, si jamais tu tiens à le savoir, la fraternité devrait être le moyen de lutter contre cet ennemi commun qu’est la peur – pas la peur du danger réel, ce réflexe qui nous sauve – voir surgir un lion devant soi, se cacher ou s’enfuir – mais la peur de manquer de ce qu’il faut pour vivre, peur d’avoir faim ou froid sans pouvoir rien y faire, peur de perdre son travail ou de ne pas en trouver, peur de la violence, bien sûr, mais aussi du mépris, de la honte, du jugement, du rejet – peur de la peur elle-même

serait-il possible de venir à bout de cette liste pour mieux lutter contre ces peurs – comment savoir – toute seule, je ne peux pas

imagine un monde où, quelle que soit la situation, l’entraide serait première et ces peurs disparues

mon enfant ma sœur songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble
– imagine –

bon – c’est très bien – c’est très joli tout ça – si ce n’est que, regarde, pour commencer je n’ai pas donné l’exemple : ainsi, la sororité dont il est censé être question depuis le début du texte, je n’en ai encore rien dit – je n’ai fait que des allusions – la fraternité a pris toute la place

la sororité : il manque ses définitions et les questions qu’elles posent, elles aussi – il nous manque à égalité les femmes – les filles – les sœurs – toujours placées en second dans la langue française – la grammaire – la conjugaison – et c’est pareil dans ce texte – non mais franchement, bravo – je ne me félicite pas
la sororité, qu’est-ce que c’est que ce mot étrange, te demandes-tu sans doute – un mot qu’on ne lit pas dans la devise française – est-ce pour cela qu’on le le connaît si peu

la sororité, est-ce seulement le féminin de la fraternité ou encore autre chose
hein
à ton avis

en ce qui me concerne, c’est une véritable interrogation – je n’ai pas fini d’y penser – mais hélas je dois couper car il me faut conclure [6]

et donc, te dire, d’abord, que je te remercie d’être allé.e jusqu’au bout de ce texte

merci également, si le cœur t’en dit, de continuer à tracer des tirets cadratins entre toutes ces questions – celles qui se posent – ne cessent de se poser – les miennes – les tiennes – celles des autres – celles qui sont restées sans réponse – celles que j’ai oubliées – celles qui apparaîtront quand on n’y pensera plus – de ces tirets cadratins – réels – imaginaires – dessinés par l’esprit – au fil des discussions – avec soi – et les autres

merci car, vois-tu, contrairement à d’habitude où je ne prends jamais ma lectrice – mon lecteur – en compte – cette fois – tout en me servant du livre que j’ai cité ainsi que d’autres textes [7], poèmes ou chansons – sans même te connaître j’ai eu besoin de ton aide – comme ça, dès le début – j’ai eu besoin de toi pour écrire ce texte simple – vraiment simple – tu ne trouves pas – dont tu fais partie maintenant.

Galerie

Cliquez sur une photo pour avoir le diaporama


[1Le mot effort ne me plaît pas trop, disons plutôt : engagement

[2Ainsi j’ai décidé de me servir de l’exemple de L’Homme heureux, de m’inspirer de son rythme, pour écrire ce texte : d’une part, parce que je crois à la puissance de la ponctuation et, d’autre part, parce que je trouve difficile de parler de ces mots abstraits, fraternité, sororité, de penser seule, sans aide, à ce qu’ils signifient. Je trouve cela si dur que je les bloque entre deux tirets cadratins pour les pouvoir les examiner. Dans mon esprit, les tirets ne relient plus les mots, alors. Ils se métamorphosent, s’épaississent. Ils s’élargissent, deviennent transparents. Ils ressemblent maintenant à des lamelles de verre qui placent le mot sous microscope : tu vois l’idée ? (Interminable, cette note de bas de page, non ?)

[3Je cite ce qui me vient, n’hésite pas à en ajouter

[4En tout cas pour le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales, une sorte de dictionnaire des dictionnaires, accessible en ligne gratuitement ici : https://www.cnrtl.fr/ (tu feras bien ce que tu veux de cette note)

[5Cette fois dans le Larousse

[6Quoi, c’est tout ? On n’en saura pas plus ? Scandale ! Eh oui : je n’ai plus qu’à te passer le relais, à te demander d’aller y penser à ton tour. Si tu as envie de poursuivre mon texte, bienvenue ! (libre à toi de suivre ou non ma méthode : chercher les définitions du mot puis noter les idées qui viennent en les reliant par le signe que tu connais)

[7Ton ou ta professeur.e saura de quoi je parle, tu peux lui demander

Un message, un commentaire ?

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.